Quelques photos ayant servi de sources à l'auteur.

Entretien avec 'Denis'
(personnage qui apparaît dans 'Les Riches heures' et la 'Première tentative de journal direct')

Spécificité d'un journal

La forme

Risques et difficultés d'un journal

Mise en abyme

Différence entre le narrateur et l'auteur

Construction du récit / spontanéité du journal

Spécificité d'un journal

 
 
« [Tenir un journal intime], c'est concevoir sa vie comme une chose écrite. Ce qui est à la fois une éthique, bien sûr, et un choix ontologique, pourrait-on presque dire. C'est une conception absolument impérialiste, envahissante, globalisante de la littérature. Il y a ce fantasme que l'écriture est une façon totale d'habiter la terre. C'est aimer si fort la phrase que tout devient une phrase. »
(Renaud Camus, dans un entretien donné au magazine Lire, en 1998).

 

Arrêtons-nous un instant sur le terme de Journal, sous lequel l'auteur place son œuvre.. Prenons-le, au moins dans un premier temps, au sens de journal intime. Qu'est-ce qui fait la spécificité d'un journal ? Et en quoi ce terme peut-il s'appliquer à l'œuvre de Fabrice Neaud ?

Un journal n'est pas un récit ordinaire, et ce, à plusieurs titres :

1) Un journal est un récit avec une insistance particulière sur ce que ressent le narrateur. D'où l'importance de la description des sentiments du narrateur (pensons aux premières conversations avec Dominique ou aux images où Fabrice se fait emporter avec les feuilles mortes). L'utilisation du médium particulier qu'est la bande dessinée permet de retranscrire ces sentiments en allant au-delà des mots, en utilisant les potentialités des mélanges entre le texte et les images.
2) Un journal comprend également des réflexions d'ordre plus général. Une des grandes nouveautés du Journal réside dans ses longs passages théoriques en bande dessinée. Cette introduction dans le récit de 'mini essais' relève d'une démarche originale.
3) On peut noter également l'égrenage de faits anodins, en apparence décousus : énumération de livres et de revues lus, de disques écoutés et/ou réécoutés, de films vus (notamment dans Ego comme X n°7 et surtout dans Ego comme X n°4). Ces listes, souvent plus construites qu'on ne pense à la première lecture, ces faits contribuent à dresser de façon indirecte le portrait et l'état d'esprit du narrateur.

En conséquence, on peut considérer que le Journal est issu d'un équilibre entre plusieurs éléments :

1) Le récit, lui-même divisé en :

a. récit 'objectif' (narration traditionnelle) ;
b. la description des sentiments associés.

2) Des réflexions issues des expériences narrées (on passe alors de l'événementiel à l'essai). Sans le récit, la diatribe contre la tolérance (dans le volume III) serait d'une virulence quasiment incompréhensible. De même, sans les mésaventures du narrateur, les réflexions sur l'homosexualité pourraient paraître banales (cent fois répétées) et exagérées. Au contraire, ces réflexions prennent toute leur force lorsqu'elles sont nourries du récit qu'elles accompagnent.

Parfois clairement distincts, ces éléments se mêlent souvent et les frontières entre eux s'estompent.

Un journal n'est pas non plus une autobiographie ou des mémoires. L'auteur ne raconte pas sa vie parce qu'elle est particulièrement intéressante ou parce qu'il fut témoin d'événements historiques. Non, il relate des faits quotidiens, souvent d'apparence anodine, et intimes. L'auteur ne cherche pas du tout à avoir du recul, il raconte les événements comme s'il était en train de les vivre, comme s'il écrivait dans son journal ce qui lui est arrivé, ce à quoi il a réfléchi dans la journée. C'est particulièrement frappant dans le volume III (et c'est d'autant plus visible lorsque l'on compare cet album au récit publié dans Ego comme X n° 3 : dans ce dernier le narrateur prend du recul par rapport à ses mésaventures alors qu'il les relate du coeur de la tempête dans le volume III du Journal). La prise de tête, la dénonciation, les coups de gueule semblent jaillir spontanément des crises qui les ont précédés. Cela peut déstabiliser le lecteur, peu habitué à ce code de lecture.

Ce journal intime-là sort cependant de la sphère de l'intime, il est d'emblée posé et affirmé comme œuvre en tant que telle. Il ne s'agit pas du journal intime d'un écrivain qui s'est rendu par ailleurs célèbre en publiant d'autres ouvrages, moins personnels, et qui serait publié en un second temps, pour 'éclairer' l'œuvre principale dudit auteur. Non, Fabrice Neaud n'a pour l'instant publié que cela et compte y consacrer encore au moins 20 ans de sa vie (Ego comme X n°4).

Cependant, peut-on considérer véritablement le Journal comme un journal intime ? Cette forme ne suppose-t-elle pas une écriture au plus près de l'événement relaté, généralement le jour même ? La transposition en bande dessinée de l'expérience quotidienne de l'auteur prend place plusieurs années après. Certes le Journal tend à se rapprocher de la forme d'un véritable journal intime, malgré l'éloignement temporel, mais est-ce suffisant ?

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La forme

La spécificité du Journal transparaît également dans la forme adoptée par l'auteur.
Le style adopté par Fabrice Neaud est un dessin au trait, réaliste, s'approchant parfois de croquis d’après nature. [On apprend dans le volume 4 qu'il a abandonné le lavis, qu'il avait utilisé dans Ego comme X n°1, pour des problèmes d'impression.] Cela a parfois un côté brouillon, direct, qui colle parfaitement au propos de l'auteur. Quoi de plus naturel qu’un étudiant en art retranscrive dans son journal le récit de ses journées aussi bien par des dessins que par des textes ? Cela renforce encore l’aspect de journal intime, comme si le récit était dessiné 'à chaud'. Un tel style de dessin serait sans doute hors de propos dans de nombreuses autres formes de bande dessinée. Ce dessin, d'apparence un peu 'lâchée', sans la distance que crée la couleur, est le support parfait pour l’entreprise de Fabrice Neaud. Une telle adéquation entre forme et fond n'est-elle pas un des signes d’une grande réussite ?
Ce style de dessin présente également l'avantage de permettre d'insérer des reproductions partielles de tableaux célèbres sans rupture de style (ce qui serait plus délicat s'il y avait une différence trop importante dans la stylisation des dessins ou des couleurs).
Le dessin d'après nature (ou d'après photographie) permet en outre à l'auteur de croquer une galerie de portraits d'un réalisme et d'une diversité rarement (à ma connaissance jamais) égalés en bande dessinée... Les passages relatant le monologue d'un personnage donnent ainsi à voir une expressivité du dessin des portraits extraordinaire (par exemple dans le volume II, pages 28 à 32 pour deux monologues).

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Risques et difficultés

Audace du projet de Fabrice Neaud

Ce qu'en dit l'auteurLe projet de Fabrice Neaud va bien au-delà des précédentes tentatives d'autobiographie en bande dessinée, il est d’une audace stupéfiante : transcrire en bande dessinée le plus fidèlement possible son journal. Un journal intime, celui dans lequel, tous les soirs, nous relatons ce qui nous a marqués dans la journée qui vient de s’écouler : discussions avec des amis, mésaventures, coups de gueules, petites et grandes joies, déprimes... Il veut le transcrire de façon brute, en abandonnant certaines formes de romanisation encore à l’œuvre chez Trondheim (dans 'Approximativement') ou Dupuy et Berberian (dans le 'Journal d'un album'). Il semble abandonner toute retenue. Il ne gomme pas les moments douloureux ou les reproches qu'il peut faire à ses proches (ainsi, le manque d'attention de Loïc pendant les mésaventures avec Dominique est plusieurs fois évoqué). Les personnages sont fidèlement portraiturés. Tout juste dans certains cas leur nom n’est-il donné que par son initiale, voire carrément modifié.

Risques et difficultés du Journal

Se mettre ainsi en scène sous un jour pas toujours favorable et surtout impliquer son entourage est une entreprise extrêmement délicate. Certaines personnes peuvent très mal le prendre (voir « Credo » dans Bananas n° 3). Ces risques sont d'ailleurs un des sujets majeurs du Journal, de par la récurrence des interrogations sur ce thème mais également dans la mesure où il s'agit d'une problématique neuve en bande dessinée.
Très tôt, dès le volume I, Fabrice avait été prévenu des dangers de l'entreprise, notamment par Loïc : « Se raconter, c'est le discrédit assuré auprès de l'entourage ! Tu vas te faire des ennemis partout, il faut que tu le saches... » (volume I, page 48).
Ce qu'en dit l'auteurPuis le Journal se fait l'écho de ces difficultés, dès les récits de Bananas, puis de manière plus appuyée dans le volume III et dans Ego comme X n°7. Elles finissent même, dans le volume III, par s'imposer comme un des principaux moteurs du récit. Ainsi, la rédaction du Journal exclut Fabrice encore davantage (en plus de ses années de chômage et de son homosexualité). Il devient un pestiféré, un monstre, qui fait fuir tout le monde.
Pourtant Fabrice ne s'arrête pas. C'est notamment sur cette souffrance qu'il semble construire son œuvre : « Il faut bien donner forme à la souffrance pour la rendre acceptable. Je raconterai donc mon histoire », nous dit-il dans Bananas n° 2. Dans le volume III, il évoque les « sacrifices consentis », et parle d'« aménager ce sépulcre en tombeau splendide » (page 348). L'oeuvre naît, ou au moins se nourrit, de ces vexations et de cette souffrance. On retrouve l' "éthique", le "choix ontologique" qu'évoque Renaud Camus dans l'entretien cité plus haut.

Objectifs du Journal

Pour conclure (provisoirement) sur ce thème, citons une phrase de « Credo » dans Bananas n°3 qui nous montre l'intransigeance et la grandeur du projet : « soit je sacrifie des relations qui, hostiles à mon travail, révèlent leur superficialité... Soit je sacrifie ma seule possibilité de comprendre qui je suis... J'ai choisi ».

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Mise en abyme

Dans la mesure où l'écriture du Journal devient l'activité principale (au moins au sens d'occupation professionnelle) de l'auteur/du narrateur, il semble normal que la réalisation du Journal, les problèmes qu'elle pose et les questions qu'elle suscite chez le narrateur/auteur deviennent eux-mêmes sujet du Journal.

Ce sujet va en se précisant peu à peu. Dans le volume (I), nous assistons au début de la vocation du Journal. Dans le volume (III) le problème de la représentation de l'entourage prend une grande importance, devenant même moteur du 'récit'. Dans le volume (4), la situation évolue encore : le narrateur publie le volume (I), être auteur devient son 'statut social', on voit apparaître des lecteurs hors du cercle de ses connaissances, des lecteurs qui ne connaissent Fabrice Neaud qu'en tant qu'auteur du Journal. Apparaissent avec ces lecteurs des lectures, souvent partielles, voire erronées.

Dit et non-dit

Le narrateur a ainsi besoin de faire une mise au point sur ce qui est dit dans le Journal et ce qui ne l'est pas, de se défendre contre tous ces lecteurs qui se permettent de faire dire au Journal plus que ce que l'auteur n'y a mis.

Réception du Journal - l'oeuvre et son public

Le Journal est une oeuvre novatrice, qui sort des sentiers battus. Le lecteur n'y est pas forcément habitué. La perplexité, voire l'incompréhension de certains lecteurs sont mises en scène dans le Journal (4), que ce soit lors de la séance de dédicace ou lors de l'entretien radiophonique dont est 'victime' le narrateur.

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Différence narrateur / auteur

Réalité et fiction

La forme journal soulève de nombreuses questions quant à la réalité effective, objective, des faits relatés : Dans quelle mesure sont-ils vrais ? La question peut être posée pour les faits, les lieux, les personnages mais également pour les sentiments éprouvés par le narrateur. Cependant, il est possible de vérifier certains éléments. Certains protagonistes se reconnaîtront et reconnaîtront des lieux et des faits. Plus largement, le lecteur moyen pourra facilement repérer des concordances entre les faits du Journal et les faits réels : un magazine de bande dessinée appelé Ego comme X avec des récits d'auteurs prénommés Loïc, Vincent ou Xavier est réellement édité ; un certain Fabrice Neaud a effectivement publié en 1996 un album de bande dessinée appelé Journal (I) et a réellement gagné l'Alph'Art Coup de cœur en 1997. Là où il est beaucoup plus difficile d'être affirmatif c'est en ce qui concerne la réalité de ce qui constitue presque la majeure partie du Journal : les états d'âme et la personnalité du narrateur. Le Fabrice Neaud narrateur est-il le même que le Fabrice Neaud réel ? Quelle distance existe-t-il ? Il en existe forcément une dans la mesure où le Journal est dessiné plusieurs années après les faits, Fabrice Neaud a nécessairement évolué. Cette distance peut être pleinement assumée, voire accentuée ou au contraire l’auteur peut chercher à la minimiser.
Ce qu'en dit l'auteurL’auteur relit-il les événements passés avec son regard actuel (expérience et maturité accrues, prise de recul) ou au contraire essaie-t-il au maximum de raconter les événements à la façon dont il les a vécus près de 5 ans auparavant ? Cette dernière démarche comporte forcément une part d'artificiel. Cela dépend de la retranscription des événements sur le vif, de la façon dont l'auteur a conservé le souvenir des événements narrés.
[Il a essayé dans le n° 4 d’Ego comme X de tenir un journal direct. L’essai, bien que fort intéressant ne fut pas réellement concluant : il était tributaire de la possibilité de prendre le temps de dessiner. Le récit était décousu, les ellipses étaient souvent subies plus que choisies. Par honnêteté l'auteur notait à la fois la date de l’événement et celle du dessin lorsqu'elles différaient.]

(Dans « Credo », paru dans Bananas n° 3, on peut relever une remarque intéressante de Laure, à propos de son éventuelle apparition dans le Journal : « Tu peux faire ce que tu veux avec mon image, je sais que ce sera toujours de la fiction. »)

Il est d'ailleurs difficile, voire impossible, de connaître la personnalité de Fabrice Neaud d’après ses bandes dessinées. En fait il s'y confie comme on ne le fait presque jamais, à presque personne. Mais comment est-il dans la vie de tous les jours, avec des gens qu’il connaît seulement relativement bien ?

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Ce qu'en dit l'auteurConstruction du récit / spontanéité du journal

Sous une apparence de spontanéité (inclusion fréquente de confessions d'ordre intime, de 'coups de gueule', comme si le narrateur racontait sa vie au jour le jour), le Journal est en fait formidablement construit. Citons ici quelques exemples marquants qui révèlent ce souci de construction, cette attention constante prêtée à la forme :

  • Les épisodes traités sont triés, choisis. On peut noter l'absence de certains faits (par exemple la prise de contact avec Évariste Blanchet, la participation à la revue Critix), la discrétion sur certains personnages (Laure notamment qui pourtant, lors de ses rares apparitions, semble tenir une place importante dans l'affection du narrateur : volume II, Bananas n°1).
  • Le découpage du récit est loin d'être aléatoire : le Journal, même s'il constitue une œuvre unique, est découpé en volumes bien distincts. Chacun d'entre eux possède une unité narrative. Leur ouverture notamment est particulièrement travaillée : les premières pages de chaque tome donnent à celui-ci une tonalité particulière. (Le narrateur nous rappelle dans les premières pages du volume II qu'une malédiction semble planer sur sa ville : « peu ou pas de rapports humains ». Le volume III ouvre sur un arbre stérile (en plus des problème des rapports humains superficiels, également évoqués).)
  • L'alternance entre les passages de récits et ceux de réflexions est soigneusement étudiée pour donner un rythme particulier à l'ensemble. Le découpage du volume III est ainsi tout spécialement réussi.
  • Introduction de métaphores iconiques et de leitmotivs visuels (notamment l’arbre ou les monstres, dans le volume III).

Le narrateur l'avait annoncé dès les premières pages du volume I : le récit d'une expérience vécue ne dispense pas d'une réflexion sur la forme, bien au contraire (« Il me sembla pendant un temps que toucher à l'intime suffirait à écarter tout problème de forme, comme si authentifier un récit suffisait à émouvoir ! » volume I, page 12).

Ce qu'en dit l'auteur

On peut relever à ce sujet un paradoxe : Fabrice s'insurge qu'on puisse critiquer le style du Journal d'Anne Franck mais son style à lui est particulièrement travaillé.

Nous pouvons d'ailleurs nous poser la question suivante : Pourquoi lisons-nous le Journal ? Pour son témoignage vécu, comme semble parfois nous demander le narrateur (mais alors pourquoi lisons-nous le Journal alors que certains de nos voisins souffrent sans doute tout autant sans que nous les écoutions) ? Ou pour sa forme superbe ? Certes les deux sont indissociables...

 

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Toutes les images sont © Ego comme X

 


 
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