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JOURNAL (III)Décembre 1993 août 1995 Fabrice Neaud reprend dans ce volume, après l'avoir redessiné, remis en page et étoffé, le récit publié dans Ego comme X n°2 (« Du Crime (II) ») et certains éléments de celui d'Ego comme X n°3. En février 2010, une édition revue et augmentée de 58 pages inédites de cet album a été publiée. IntroductionRésumé« Le récit de la période la plus dure de ma
vie » (Ego comme X n°7, page 80) Le volume III est le récit de ces deux années. Encore marqué par son histoire avec Stéphane, Fabrice se sent un moment plus heureux grâce à la rencontre de Dominique, dont il tombe rapidement amoureux. Il commence à s'intégrer au groupe des amis de celui-ci, la 'petite bande', avec lesquels il s'entend bien. Le refus et le comportement de Dominique, le rejet de la 'petite bande' suite à quelques planches autobiographiques, sublimées ou caricaturales, les mettant en scène, et deux agressions dont il est victime mettent fin à cette éclaircie. Ces événements, joints aux vexations habituelles (chômage, comportements homophobes....) renforcent l'impression de Fabrice d'être à l'écart et le font plonger dans un état dépressif qui ne fait qu'aggraver la mise à l'écart dont il se sent victime. Cette spirale ne prend fin qu'à la fin de l'album, aux fêtes de Bayonne. Celles-ci donnent enfin à Fabrice la force, au cours d'une explosion de jouissances simples, de retrouver goût à la vie. Une maîtrise accrueOn retrouve tout ce qui avait fait la force des précédents
opus : alternance de morceaux de vie et de réflexions, finesse
des analyses, expressivité du dessin... Mais dans ce volume, Fabrice
Neaud va encore plus loin que dans les précédents,
et ce, à de nombreux points de vue. Le plus visible au premier
abord est celui du nombre de pages : 376 pages, un pavé (un «
monstre (...), 3 cm d'épaisseur, un kilo », Ego
comme X n°7, p71). L'auteur prend la place, le temps de se raconter.
Il ne s'agit pas uniquement d'une question d'épaisseur : cet espace
accru permet à Fabrice Neaud d'approfondir
des thèmes, des situations. Thèmes abordésLe fil conducteur de l'album est l'amour de Fabrice pour
Dominique dit 'Doumé'. Au-delà de ce fil rouge et à
partir de ses (més)aventures, Fabrice nous livre (livre à
son journal), des réflexions diverses. ConstructionLa première partie de l'album commence avec une phase de montée en puissance jusqu'à un premier sommet (le chapitre 8 : « Mercredi 2 avril ») puis le déclenchement de la crise avec la déclaration à Dominique et la découverte des planches puis les deux agressions homophobes. Dans la deuxième partie de l'album la spirale victimisation/culpabilisation débouche sur la diatribe anti-hétérosexuelle des pages 282 à 285 ; suit la rupture avec Dominique puis un retour au calme. Enfin l'album se conclut sur la renaissance aux fêtes de Bayonne. OuvertureAu risque de paraître répétitif,
il me semble nécessaire de nous attarder un peu sur l'ouverture
de cet album, peut-être la plus forte des premiers tomes. « Je suis un arbre sec qui ne donnera jamais de fruits. Et sur mes branches mortes, se riront les oiseaux. » Tristesse. Stérilité, à la fois au sens propre (non-fécondité des couples homosexuels) et au sens figuré (crainte de la stérilité de l'uvre : à quoi cela sert-il de faire un journal en bande dessinée ?). À cela viennent se joindre les oiseaux, chur des spectateurs (ou des acteurs de second rang, spectateurs qui commentent la scène et en viennent à l'influencer, à l'image des churs antiques) qui se rient de cette tristesse et de cette stérilité... L'essentiel du volume III n'est-il pas en grande partie déjà présente dans cette superbe page ? Le chapitre 1 vient poser le reste du décor et des situations : balade (errance ?) dans la ville ; oubli/mépris des anciens professeurs ; deux ans de chômage ; le bar ; rencontre avec Dominique ; en un regard (image du Christ du Jugement dernier de Michel-Ange), Fabrice se sent comme définitivement jugé, sera-t-il élu ou damné ? Suivent quelques case sur Ego Comme X puis la véritable découverte de Dominique au cours d'une exposition... Tout est en place... le drame peut commencer. Revenons à l'image de l'arbre qui ouvre et clôt l'album. On retrouve cette image, en plus des première et dernière pages, aux pages 56-57 (les arbres généalogiques de Fabrice et Dominique, l'arbre brisé montrant également la faiblesse de Fabrice en face de Dominique), aux pages 74-75 (arbre généalogique, équilibre et force de Dominique en face de Fabrice et de sa famille, "frêle bosquet", le texte vient ici en appui de la métaphore iconique), aux pages 78-79 (force incoercible de l'amour, arbre généalogique encore et apparition d'une image connexe, développée plus loin, celle de la feuille morte). La force de cette image (comme de beaucoup d'autres) est qu'elle porte plusieurs sens à la fois :
AmourContrairement à Stéphane (l'amour de Fabrice
dans le volume I), Dominique est hétérosexuel. 1. Naissance de l'amourL'amour naît dès les premières pages (il avait même été annoncé à la fin du volume II), au cours de deux discussions entre Fabrice et Dominique. La première lors d'une visite d'exposition, la seconde dans un café. Celle-ci bénéficie d'un traitement magistral, en deux parties toutes deux sans paroles. Dans la première partie, les deux protagonistes sont transportés dans des décors changeants qui évoquent la légèreté et la joie de vivre qui transportent le narrateur, la douce euphorie liée à la naissance de l'amour (danseuses de ballet, bottes de foin, etc.). Ils semblent même se dématérialiser, les dessins s'approchant de l'abstraction (procédé inspiré de celui utilisé par Dave Mac Kean pour dessiner une autre rencontre amoureuse dans un bar, au chapitre 7 du superbe 'Cages'). Dans une seconde partie ils parlent tous deux en images de leurs goûts puis de leur famille. 2. ProximitéAprès cette prise de contact suit une période de camaraderie. Fabrice est inclus dans 'la petite bande', le cercle des amis de Dominique. Il vit avec celui-ci des moments de proximité, parfois douloureuse. Il n'ose en effet le toucher, alors qu'il est si proche de lui. La souffrance de Fabrice est particulièrement visible lors du récit de la journée du mercredi 2 avril, qui constitue le sommet de la première partie de ce volume III. (Ce chapitre développe le récit publié dans le deuxième numéro d'Ego comme X.) Fabrice prend des photos préparatoires pour la toile qu'il souhaite peindre, représentant Dominique comme si celui-ci était chez le coiffeur. Fabrice se rêve en train de couper effectivement les cheveux de Dominique pour profiter d'un tel contact, anodin mais si sensuel (on se souvient de la sensation très forte que la caresse des cheveux de Stéphane procure à Fabrice dans le volume I). Ce chapitre culmine avec les images où Fabrice danse dans le vide. Elles prolongent les images de la coupe de cheveux imaginaire. On peut en proposer quelques interprétations :
3. DéclarationFabrice déclare son amour à Dominique en lui offrant quelques planches (superbe déclaration, tant par les mots que par les images) puis se met en retrait immédiatement, ne demande rien (comme un ange, un esprit, à côté de Dominique). Cette déclaration n'est pas reçue comme il le rêvait. Même s'il ne nourrissait sans doute pas de grands espoirs, la réaction de Dominique le détruit : le décor s'effondre autour de Dominique pour ne plus former, au bout de quelques cases, que des ruines. Cette image du champ de ruines est rappelée (à la page 147) lorsque Petit-M. découvre les planches. 4. Éloignement progressifVient la phase de l'éloignement progressif. L'image de l'avion en est un bon symbole : ce dessin apparaît à la page 47 au cours de la longue conversation avec Dominique. Il réapparaît, dessiné exactement de la même façon, page 348, à la fin de la longue prise de tête finale de Fabrice. Puis il disparaît dans le ciel et laisse la place à un diabolo suspendu dans les airs (« au risque de perdre un fragile équilibre (...) Je ne pourrais plus aimer. » Page 349)... Puis, sur la page suivante on voit Dominique comme suspendu en l'air, juste après avoir lancé le diabolo. Pas de légende. 5. Rupture finaleCet éloignement conduit jusqu'à l'explication et à la rupture finales. On retrouve alors l'image de la voie ferrée (déjà utilisée notamment pour évoquer le départ des précédents amants de Fabrice (volume I, page 80). Image et représentationLe thème de l'image et de la représentation est présent tout au long du Journal, dès les premières pages. Avant le volume III, il avait déjà constitué le sujet principal de deux récits de Bananas et de plusieurs passages dans les deux premiers tomes. Il est ici développé, il devient sujet du récit (et non pas seulement réflexion à l'arrière-plan). Les prétextes de la rupture avec Dominique et la 'petite bande' sont principalement de telles histoires d'image (le fascicule 'le Doumé', l'histoire de la cassette vidéo et les planches à ce sujet, initialement prévues pour Bananas n°2 et finalement publiées dans Bananas n°4). Les faitsQu'a fait Fabrice pour se faire exclure mettre à l'index ?
Orphée et EurydiceOrphée a charmé les dieux par son art.
Ils lui ont permis d'aller chercher la femme qu'il aime, Eurydice, aux
enfers. Il la regarda alors que cela lui avait été interdit
et la perdit. (Ce sujet est richement développé sur un forum de BDParadisiso, notamment par Patricia.) Art et véritéLe thème de la représentation rejoint une réflexion, menée tout au long de lalbum, sur l'art et la vérité. Qu'est-il permis de dire dans lart ? Fabrice met en scène ses proches sans leur demander leur avis. En a-t-il le droit ? Où sarrête la liberté de lartiste, où commence le droit à limage ? Fabrice se brouille dailleurs avec certains de ses proches pour en avoir trop dit dans ses planches : passionnante mise en abyme. (Ce thème est notamment repris lors d'une discussion entre Fabrice et une lectrice pendant une séance de dédicaces dans le volume 4.) Exclusion et toléranceLe thème de l'exclusion, déjà abordé dans les volumes précédents, est développé ici avec davantage d'ampleur. Exclu de la société 'normale', de la masse laborieuse et hétérosexuelle, Fabrice l'était déjà dans les volumes précédents. Mais l'exclusion s'étend. Son amour est rejeté par Dominique. Ses bandes mettant en scène certains de ses proches (le fascicule 'Le Doumé' et les planches prévues, mais non publiées alors, pour Bananas n° 2) le font exclure de la 'petite bande', le groupe des amis de Dominique, dont il fut très proche pendant quelques mois. Fabrice est mis au ban du microcosme local de la bande dessinée, car il a osé enfreindre le tabou de la représentation de l'autre dans ses bandes. Souffrant, angoissé, malheureux, le narrateur, à force de plaintes et de lamentations se fait même rejeter par ses amis les plus proches, par Loïc notamment qui pourtant avait toujours été présent lors de ses mésaventures avec Stéphane (volume I). De ses expériences douloureuses, l'auteur, au-delà du simple récit ou de la tirade revendicative, tire une virulente critique sociale. Critique de cette société qui refuse de voir ses exclus, incapable de prendre conscience de leurs souffrances. Critique de cette société où l'hétérosexualité règne sans partage sur les mentalités et qui demande aux homosexuels d'être 'déjà bien contents qu'on les laisse libres de vivre comme ils veulent'. Critique
de la notion de tolérance qui isole davantage les individus, dans
la mesure où 'tolérer' son voisin revient le plus souvent
à se désintéresser complètement du sort de
celui-ci. Cette critique sociale, d'une force et d'une virulence rarement atteintes en bande dessinée, s'exprime notamment dans une longue tirade (pages 265 à 285). Celles-ci tirent leur puissance des expériences, vécues par le narrateur, relatées précédemment. Le fait que cette tirade soit faite « à chaud » (dans la chronologie du Journal) la rend extrêmement virulente. DépressionToutes ces mésaventures mènent Fabrice à des périodes de déprime intense, à une spirale dépressive. [Cette période est relatée de façon extrêmement riche et assez complexe. La lecture du récit publié dans Ego comme X n°3 permet d'en avoir une vision plus directe, plus proche des événements et moins retravaillée.] Les angoisses et les peurs, les déprimes et les dégoûts du narrateur sont retranscrits avec une très grande richesse de moyens. Tristesse, dépression
Ainsi un des passages les plus marquants pour transcrire les sentiments du narrateur lors de ces passages à vide est constitué des pages 229 à 231, lorsque Fabrice est progressivement recouvert de feuilles mortes puis disparaît avec elles, balayé par le vent. Fabrice souhaite disparaître, n'être plus rien. (il évoque dans Ego comme X des pensées de suicide). Il a également la sensation de n'être rien, de ne pas être vu, de ne pas être considéré par son entourage. [Ce passage peut évoquer la « Chanson d'automne » de Paul Verlaine (1866), et tout spécialement la dernière strophe :
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Les sanglots longs
Des violons De l'automne Blessent mon cur D'une langueur Monotone. |
Tout suffocant
Et blême, quand Sonne l'heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure. |
Et je m'en vais
Au vent mauvais Qui m'emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte.] |
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Monstre et angoissesAprès ses mésaventures avec Dominique puis
ses agressions, la déprime de Fabrice s'aggrave. On arrive à
une spirale dépressive d'exclusion et de revendication. Ce mouvement de victimisation ne fait qu'exacerber un processus déjà existant : on décrédibilise les victimes, on reporte sur Fabrice la responsabilité de ses échecs : s'il est au chômage, c'est qu'il ne fait rien pour en sortir ; s'il rencontre des refus dans ses amours, c'est qu'il va chercher des hétérosexuels ; s'il se fait agresser, c'est qu'il fréquente des lieux louches. Ces monstres reviennent incessamment pour symboliser
notamment les peurs récurrentes du narrateur : lorsque Fabrice
se dit victime d'angoisses, dont il arrive à parler, mais sans
parvenir à en rendre conscients ses proches (page 181 ; page 222
l'apparition du monstre précède la vision d'une plaque d'immatriculation,
rappelant celles des agresseurs), quand il est en proie à une «
terreur lente et noire » (page 183), qu'il se fait peur en retournant
au jardin public (page 258) ou pour évoquer ses « cauchemars
», sa « longue obscurité » (page 263, apparition
enfin complète du tableau de Grünewald). |
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La renaissanceLes dernières pages sont pleines de foule, de bruit, de lumières. Les fêtes de Bayonne semblent marquer le début du retour de Fabrice à la vie. Du passé faisons table rase (le chapitre s'intitule 'Tabula rasa', comme un morceau d'Arvo Pärt) pour se noyer dans les jouissances de ce bain de foule, ce bain de jouvence... C'est l'amorce d'une remontée qui sera le sujet du volume 4...
Toutes les images sont © Ego comme X
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