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Le
Dernier Sergent (1) - Les Guerres Immobiles
27 septembre 2023
416 planches, noir et blanc
Éditions Delcourt
Préface de Didier Lestrade
Les Guerres Immobiles est le nouveau cycle du
projet autobiographique de Fabrice Neaud,
après Journal (l'ensemble de l'oeuvre étant regroupé
sous le titre général d'Esthétique des Brutes).
Ce cycle tourne autour de la figure d'Antoine. Le Dernier Sergent
en est le premier volume.
À la fin des Riches Heures,
nous avions laissé le narrateur partir pour une randonnée
dans les Pyrénées. Nous le retrouvons ici un peu plus tard,
en avril 1998. Ce volume le suit sur une période d'environ deux
ans, jusqu'au 1er avril 2000. Il reprend, de façon très
augmentée, le récit de 32 pages publié dans le septième
numéro de la revue Ego comme X n° 7 en 2000 :
« Émile du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire
en cours) ». Certains passages de ce récit ont été
repris et redessinés dans le présent album.
Journal (1) tournait autour
de la figure de Stéphane, Journal (3)
autour de celle de Dominique. C'est tout le cycle Le Dernier Sergent
qui devrait tourner autour de celle d'Antoine (sergent au régiment
du train, commme on l'apprend tardivement, à la planche 249), que
Fabrice Neaud avait initialement introduit
dans son oeuvre sous le nom d'Émile dans «
Émile du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en
cours) ».
Après plus de 20 ans de latence (intervalle qu'il
explique dans la postface dessinée à l'édition Delcourt
de Journal (1)), Fabrice
Neaud revient à son projet autobiographique, avec autant,
si ce n'est plus, de force et de talent. Plusieurs changements sont à
noter dans les thématiques abordées : il développe
beaucoup plus largement le sujet (compliqué) de sa famille et aborde
sa prise de conscience politique de l'homophobie, notamment suite à
sa rencontre (physique et livresque) avec Guillaume
Dustan.
La figure d'Antoine, le "dernier sergent", avant Les Guerres
Immobiles
Il est peu de dire que la figure d'Antoine, personnage
central des Guerres Immobiles et de tout le cycle du Dernier Sergent,
n'est pas inconnu des pages de Fabrice Neaud
:
- Il est bien sûr au coeur du récit publié dans
Ego comm x n°7 - « Émile
du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours) »,
mais sans jamais y être représenté (non plus qu'aucun
figure humaine, pour des raisons magistralement expliquées dans
ces planches).
- Il est cité dans le récit inclus dans l'album collectif
Japon.
- Il apparaissait dans les pages de Journal direct (nuit du 20 au 21
juillet 2003), publiées sur le site d'Ego comme X, avant que
celui-ci ne disparaisse (image à gauche ic-dessous).
- Un portrait en pleine page dAntoine et 18 planches, dessinées
en 2006, contant une sortie en boîte avec Antoine, Fabrice et
une troisième personne avaient été présentées
lors de l'exposition consacrée
à Fabrice Neaud lors du festival d'Angoulème en 2010.
Elles ont été (au moins partiellement) redessinées
et correspondent à la scène débutant à la
page 253 des Guerres Immobiles (18 novembre 1999).
- Des portraits d'Antoine étaient également présentés
lors de l'exposition "Men
and Places" qui a eu lieu à Caen en 2022.
Chronique de l'album
Je me permets de recopier ici la chronique
initialement publiée sur mon blog.
Attention, Fabrice Neaud, cela secoue. Amateurs
d'eau tiède et de consensus mou, s'abstenir.
Certes, lautobiographie en bande dessinée, nous commençons
à y être habitués. Depuis quelques uvres pionnières
dans lespace francophone, dans les années 1990, cest
devenu un « genre » très courant. On ne compte plus
les volumes où des dessinatrices et dessinateurs relatent un événement
marquant de leur existence (ou de celle de leurs parents ou grands-parents)
avec un dessin stylisé. Les témoignages à vocation
pédagogique ou sensibilisatrice, comme les récits de vie
amusants ou émouvants, se multiplient sur létal des
librairies.
Fabrice Neaud, ce nest pas cela.
Nous sommes loin d'une autobiographie aux dessins stylisés (qui,
selon certains poncifs, permettrait une identification plus facile du
lecteur) et au discours bien-pensant. Fabrice Neaud
bouscule les habitudes, gratte là où cela fait mal, creuse
derrière la bonne conscience.
Par rapport au Journal, il aborde nouvellement, ou au moins approfondit
significativement, plusieurs thèmes : sa famille et sa prise de
conscience politique de l'homophobie. Ces deux sujets viennent nous bousculer
au cur de nos bonnes consciences. Il représente souvent la
famille comme un lieu dagression psychologique, volontaire ou non.
Et lappréhension nouvelle de lhomophobie quil
subit depuis des dizaines dannées, sans jusque-là
avoir pu la nommer (ce qu'il parvient enfin à faire, notamment
grâce à la découverte de Guillaume
Dustan), lui permet dinterroger nos comportements au-delà
de cette vague tolérance tant vantée (et qui avait déjà
donné lieu à un passage grandiose du troisième
volume du Journal, dans une anticipation de cette prise de conscience
politique qui sexprime maintenant ouvertement dans Les Guerres
Immobiles). Il chahute son lecteur, même le plus bien-pensant,
en lui montrant à quel point de nombreux comportements, généralement
considérés comme anodins, voire comme bienveillants, sancrent
en fait dans une fréquente homophobie intériorisée.
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Ces deux sujets, sils prennent davantage dimportance dans
Les Guerres Immobiles que dans le Journal, sont loin den
épuiser le propos. Fabrice Neaud reprend
et enrichit de multiples autres thèmes, de lanalyse des lieux
de drague homosexuelle à la littérature contemporaine (avec
notamment de longs passages sur Houllebecq),
de lamitié à la musique de Mahler
Tout cela passe par la description de multiples anecdotes, presque insignifiantes
pour certaines, au moins prises individuellement. Mais, au fil des pages,
dans leur singularité, elles concourent à construire un
discours, esthétique, sociologique, politique, dune rare
pertinence.
Il ne faudrait pas croire, cependant, à la lecture des lignes
qui précèdent, que Fabrice Neaud
serait lauteur de discours engagés un peu abstraits. Bien
au contraire, toutes ses pages sont ancrées dans lhumanité
la plus singulière de lensemble des personnages dépeints,
quils reviennent dun épisode à lautre,
ou quils fassent office de figurants, pour certains très
hauts en couleurs, à loccasion dune scène unique.
Cette singularité de chaque individu passe notamment par un art
du portrait sans guère d'équivalent en bande dessinée
(que met très justement en avant Didier Lestrade
dans sa préface). Fabrice Neaud ne
cherche nullement à styliser son dessin pour chercher à
rendre son propos plus « générique ». Bien au
contraire, il met en uvre tout son talent d'observateur et de dessinateur
pour rendre compte au mieux des plus subtiles particularités de
ses personnages.
C'est particulièrement le cas pour ses amis. Il est impressionnant
de voir à quel point il parvient à rendre la ressemblance
de ceux-ci, bien au-delà de quelques « caractéristiques
» facilement identifiables. La ressemblance en elle-même nest
bien entendu pas le plus important ici ; après tout, le lecteur
nest pas censé croiser ces personnages dans la rue et les
reconnaître. Ce quil y a dintéressant dans cette
ressemblance est quelle provient dune observation très
fine des spécificités de chaque individu. Dans ses portraits
comme dans son récit, Fabrice Neaud
va au plus spécifique pour élever son propos à quelque
chose déminemment générique. La justesse de
son propos tient notamment à la précision et à la
spécificité des personnages et des faits quil observe.
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Son art du portrait est peut-être encore plus élevé
quand Fabrice Neaud dessine les garçons
dont il est amoureux. Nous avions eu le droit à de magnifiques
portraits de Stéphane et de Dominique, respectivement dans les
tomes 1 et 3 du Journal. Fabrice
Neaud se dépasse encore avec Antoine, au cur de ce
nouveau cycle. Celui-ci apparaît progressivement au fil des pages.
Il semble en prendre peu à peu possession, que ce soit par dépoustouflantes
pleines pages ou par des successions de cases à la disposition
identique, dans lesquelles lauteur détaille les plus subtiles
de ses expressions corporelles et faciales.
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Voici donc un « dernier sergent » que nous aurons un immense
plaisir à suivre pendant les quatre albums que Fabrice
Neaud a prévu de lui consacrer
Toutes les images sont © Delcourt,
Fabrice Neaud
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