Entretien avec Fabrice Neaud - Réédition de Journal aux éditions Delcourt

Sébastien Soleille : Les 4 volumes de votre Journal ont initialement été publiés entre 1996 et 2002 chez Ego comme x. Ils viennent d'être réédités (regroupés en 3 volumes) aux éditions Delcourt. Pourquoi cette réédition ? et pourquoi maintenant ?

Fabrice Neaud : Les éditions Ego comme X, dont je suis cofondateur mais qui furent dirigées pendant plus de 20 ans par Loïc Néhou, sont entrées en cessation d'activité vers 2017. Journal, qui fut publié dans cette maison, devient dès lors introuvable, prêt à disparaître dans les oubliettes de l'édition et accessible seulement en solde chez quelques libraires qui en auraient encore quelques exemplaires, destin tragique mais (hélas) banal de tout travail dont l'éditeur n'est plus en service. Voici déjà la réponse concernant " maintenant " (2022).

Labyrinthus, sur un scénario de Christophe Bec

À l'époque, je travaillais sur le diptyque Labyrinthus avec Christophe Bec (éditions Glénat), commencé autour de 2015, et qui me prit près de quatre ans à réaliser. Je n'avais guère le temps de me questionner sur le devenir de ce travail autobiographique et je ne préférais même pas trop y songer. Je bénis d'ailleurs d'avoir travaillé à ce moment sur Labyrinthus, qui mobilisa tout mon temps et mon énergie, sinon je crains que la triste nouvelle de la cessation d'activité d'Ego comme X m'aurait déprimé définitivement. Et presque davantage pour Loïc que pour moi-même, vu que cette maison fut une part extrêmement importante de sa vie. Mais c'est ainsi. Mettant de côté Journal, tâchant de ne pas trop y penser, je ne m'en occupais guère. Je me disais qu'il serait temps d'y revenir dans quelques années. Mais je n'eus finalement pas tant à attendre. Je fus contacté par plusieurs maisons d'éditions, à peine quelques semaines ou mois après la cessation d'activité d'Ego comme X. Et notamment par Casterman et Delcourt.

Chez Casterman, c'est Benoît Mouchart qui me contacta et pour Delcourt, David Chauvel.

À ces deux éditeurs (je dirai les plus importants dans l'équation), je posais toutefois quelques conditions. Mes conditions n'étaient pas des exigences capricieuses mais des conditions minimum de " confort " de travail sur lesquelles je ne souhaitais guère transiger. La situation économique et pratique des auteurs étant d'une grande précarité, et la mienne autant si ce n'est plus que d'autres collègues, je posai comme conditions :

  • la réédition de Journal devait s'accompagner de la possibilité de poursuivre mon travail autobiographique (il s'agissait donc de rééditer Journal mais de garantir d'en publier la " suite "),
  • le même confort de travail qu'avec Ego comme X, soit une relative liberté de paginations et surtout de ton,
  • la possibilité de vivre au moins de mes avances sur droit durant la réalisation de mes pages, soit l'équivalent d'un minimum proche du SMIC horaire (ce qui, à 53 ans et pour n'importe quel autre travail, n'est pas une exigence irrationnelle),
  • une mensualisation stricte de ces avances (en contrepartie, je m'engageais pour un rendu fixe minimum de x pages par mois),
  • une pérennisation de la publication de la " suite " de Journal et ce indépendamment des chiffres de ventes…

Ce dernier point peut paraître un peu fou mais je voyais assez bien la récupération de Journal telle une sorte de mausolée : la publication d'un tome supplémentaire, des ventes plus que moyennes voire médiocres de l'ensemble et donc un abandon rapide de la " franchise " (si j'ose dire…) en à peine deux ou trois ans. Et donc une condamnation de votre serviteur à ne plus jamais pouvoir republier quoi que ce soit de l'équivalent de Journal chez aucun autre éditeur. Bref, la mort éditoriale de ma pomme autour de mes 55 ou 57 ans. Et comme je suis quasiment incapable de faire autre chose que ce travail, il était évident que mon futur et ma survie risquaient d'être absolument dramatiques.

Delcourt accepta ces conditions et c'est ainsi que Journal put être réédité. Bien entendu, la conception globale de la réédition des quatre tomes étant corrélée à la réalisation et à la publication relativement rapprochée d'un tome futur et de plusieurs suites, il fallait que j'achève quasiment mes nouvelles pages avant de republier Journal. Ce afin de bénéficier d'un effet d'entraînement et de " locomotive " pour relancer une suite autobiographique au moins aussi importante que Journal soi-même.

Après près de deux ans de négociations complexes mais enthousiastes de part et d'autre (" complexes " techniquement parlant, les " conditions " n'ayant pas soulevé de réelles oppositions ou freins de la part de l'éditeur - du moins si j'ai bien compris) nous arrivons à cette année 2022. Les trois premiers tomes de Journal ont donc été réédités en avril et le tome 4 en septembre dernier… en attente d'un prochain opus qui devait initialement voir le jour en janvier 2023 mais sera repoussé probablement à la rentrée de septembre 2023 [dont acte, a priori au 23 septembre 2023 à confirmer].

Sébastien Soleille : Les Riches Heures, le 4e volume du Journal, était sorti en 2002, Ego comme x a cessé ses activités en 2017. On peut retrouver quelques pages autobiographiques entre ces deux dates, notamment dans le livre célébrant les 10 ans d'Ego comme X en 2004, ou dans le collectif Japon en 2005, mais ce devint de plus en plus rare. Avez-vous progressivement arrêté l'autobiographie pendant cette quinzaine d'années ? Et si oui, pourquoi ?

Fabrice Neaud : Je n'ai jamais cessé l'autobiographie.

J'ai toujours poursuivi, sans même réellement baisser le rythme. En une dizaine d'années après la parution du 4e tome de Journal (2002, donc vers 2012), j'avais quelques 700 ou 800 pages supplémentaires. J'ai donc un rythme d'entre 60 à 90 pages (autobiographiques) par an. Seulement ce sont des "scènes clefs" de certains moments de ma vie, épars, et ne constituent donc pas un tout homogène.

Bien entendu, dès la fin du 4e tome, j'avais entamé le 5e, cette Arlésienne qui comprend actuellement une cent-vingtaine de pages (et que je devrais très fortement corriger si jamais ce livre voyait le jour, car certains dessins sont vraiment très médiocres). Mais j'ai effectivement interrompu ce 5e tome en cours, devenant de plus en plus relâché sur lui, au profit, entre autres, d'autres pages, d'autres scènes, d'autres livres, réels ou possibles.

Il y a plusieurs raisons à ça, notamment de 2002 à 2008, qui n'est pas une si longue période, au demeurant.

Les riches heures, 4e tome de Journal

Tout d'abord, le 4e tome bénéficia d'une redoutable communication, grâce à Sylvie Chabroux, entre autres, qui fit un travail de véritable guerrière à ce sujet. Le temps étant largement passé depuis, je me rends compte que bien que j'avais fort apprécié son travail, je n'avais pas mesuré son ampleur : je n'ai jamais vu ni reçu un tel accueil, une telle communication, une telle permanence, régularité et pugnacité communicationnelle qu'autour de 2002-2004 grâce à elle mais aussi au succès (toute proportion gardée avec la BD maintsream, et encore, n'ayant pas senti le même intérêt promotionnel pour mes livres de fictions) d'Ego comme X à l'époque. La dite "BD indé" vivait aussi à l'époque une sorte d'âge d'or.

Fort de ce travail, de cette aura et de cet âge d'or, j'avoue que je me suis retrouvé très sollicité : par des festivals, des libraires, des conférences, des invitations diverses. Il y eut l'ambitieux projet, hélas plus ou moins avorté depuis, de Frédéric Boilet et de son concept de la Nouvelle Manga. Celui-ci me permit deux invitations au Japon, en 2001 puis en 2005. Je n'ai jamais autant voyagé qu'entre 1999 et 2005-2006, en France, en Europe et même au-delà (Japon, Québec, Russie), je n'ai jamais autant visité de régions, de pays et de villes grâce à la bande dessinée qu'à cette époque aujourd'hui totalement révolue. Je ne peux avancer de manière affirmative ce qui se passa à ce moment-là, mais probablement une conjonction, un alignement de planètes. Ce fameux "âge d'or" permettant de faire pleuvoir sur la bande dessinée indépendante pas mal de fonds divers et de subventions, autorisant à de nombreux festivals des invitations parfois presque luxueuses, donc de dispenser hébergements et trajets sans trop compter. Ceci dit, le relatif succès de Journal et le travail acharné de communication de Sylvie Chabroux amenèrent cette conjonction qui me permit à la fois de voyager, de me faire connaître, de communiquer, de rencontrer des collègues et d'autres artistes… mais, paradoxalement, cela m'éloigna un peu du travail régulier.

En outre, il ne faut pas omettre une donnée importante : de 1994 à 2002 j'étais graphiste salarié à mi-temps dans une petite structure associative. J'avais donc, à l'époque, un revenu régulier qui faisait que je n'avais pas à compter sur mes seuls droits d'auteur ou avances sur droit, et leur précarité, pour vivre. Ceci n'est pas anodin pour la suite.

En réalité, la totalité du journal publié chevauche plus ou moins mes années de salariat ; je n'avais donc aucune pression sur mes pages à produire, Ego comme X à travers Loïc ne m'ayant jamais pressé à produire non plus. Mais à partir de 2002, le directeur de la structure associative dans laquelle je travaillais (un type assez psychorigide, assez toxique, comme très souvent dans la gauche associative, qui pallie le virilisme alpha des chefs d'entreprise par de la passivité-agressive) exigea que je choisisse entre mon travail de graphiste et la bande dessinée. En gros, je devais passer à plein-temps chez lui. Vu le relatif "succès" que connaissait Journal à l'époque et l'ennui profond que produisait sur moi ce travail salarié, j'ai choisi la bande dessinée.

Si je ne regrette pas un instant ce choix, il est évident que je ne pouvais plus compter que sur mes droits et avances sur droits. Ce nerf de la guerre bien connu de tous les collègues devint vite le point noir de cette vie "d'artiste".

Je me réinscrivis au chômage pour bénéficier du RSA qui, adjoint aux quelques émoluments de la bande dessinée, permettait encore à l'époque de (sur)vivre.

N'ayant jamais eu de gros besoins, je pensais que c'était jouable. Comme 2002 fut un peu le "sommet" (disons) "médiatique" de Journal, j'espérais poursuivre ainsi. Et il faut dire que l'inertie de ce "succès" (je poursuis les guillemets car ces termes restent relatifs) me permit effectivement de continuer ainsi encore quelques années.

Illustration pour le centre dramatique d'Orléans

C'est la période où mes " petits récits " virent le jour et furent publiés, çà et là, dans la presse (un peu de Libération, Technikart, Beaux-Arts magazine vers 2006… mon travail au Centre dramatique national d'Orléans, les pages de Japon, etc.) et ailleurs, notamment le récit Alex et la vie d'après avec Thierry Robberecht, publié par l'association bruxelloise de prévention contre le VIH Ex Æquo (une superbe expérience, professionnelle et humaine !). Des interventions ici ou là, des pages dans telle revue ou tel magazine, deux bourses du CnL (dont la sabbatique en 2006 qui me permit de vivre aisément jusqu'en 2008).

Ce fut à la fois une période bénie et un piège.

Bénie car ce furent quelques années sans trop me poser de questions de " survie " et piège car, sollicité ici et là, je laissais de côté les pages plus " continues ", linéaires de Journal et la nécessité de me poser sur un livre précis à paraître (que ce fût le tome 5 ou un autre, d'ailleurs). Si jamais Loïc ne me pressa jamais pour me recentrer sur ces fondamentaux, je pense qu'au fond de lui il voyait le piège et j'avoue humblement regretter, au vu du destin d'Ego comme X, ne pas avoir su lire les signes.

Bref, voilà l'explication dans le détail du progressif et lent abandon des tomes de Journal. Je ne dirai pas que ce furent " succès, alcool, drogue, femmes (femmes ? Qu'est-ce que je raconte ?) et rock n'roll " non plus, mais voilà. L'ensemble des diverses " dispersions " qui m'amenèrent à toujours remettre au lendemain des pages plus régulières produisirent leur relâchement et leur apparent abandon.

Je dois cependant aussi ajouter que n'ayant plus de revenus fixes et les avances sur droit d'Ego comme X ne pouvant à elles seules subvenir à mes besoins (et je n'ai rien à dire contre elles : Ego comme X fut sans doute l'éditeur indépendant de l'époque qui rémunéra le plus honnêtement ses auteurs), je me précipitais en priorité vers des revenus plus immédiats : d'où tous mes petits travaux d'illustrations et pages dans la presse ou ailleurs. Le piège fut aussi là : la nécessité de revenus immédiats empêchant de plus en plus de me poser sur le long cours d'un livre à venir. Et comme, de surcroît, je me contente assez rarement d'ouvrages de 40 pages, ou même de 100, Journal en tant que tel fut mis de côté.

Ceci vaut pour les années 2002 à 2008.

Mais les années suivantes furent une autre histoire.

C'est dans la postface publiée à la fin des tomes 1&2 de Journal que je la relate : une dépression, conséquence à la fois de ce "piège" mais aussi de la lente dégradation des conditions de la bande dessinée. Je pense que si les conditions économiques globales de l'époque avaient permis ce petit " âge d'or " pour des gens comme moi, ou comme nous (les auteurs de l'époque et de la subculture plus underground/indé de la BD), elles se dégradèrent aussi progressivement.

En outre la "BD indé" commença à se diluer dans ses propres récupérations, notamment par les grands groupes éditoriaux, de petits labels connexes aux gros éditeurs, des collections, voyant de plus en plus le jour et participant à cette dilution. N'ayant plus rien publié de "conséquent" depuis des années, il est évident (et je dirais presque normal) que je fus progressivement relégué à l'arrière-plan.

Bref, 2008 à 2015 furent les années noires. Une relation toxique s'installa avec un individu manipulateur qui s'acheva dans la violence et des plaintes contre lui où il fut reconnu coupable du bout des lèvres de la Justice. Nous aurons peut-être l'occasion de développer un peu cette affaire, si l'espace et le temps vous dit… cette affaire ayant connu récemment une sorte de "dénouement" assez surprenant.

La dépression dura sept ans.

Je restai aux minimas sociaux tout ce temps, sans plus rien produire du tout (ou presque), passant régulièrement d'assistants sociaux en conseillers juridiques gratuits, de dépôts de plaintes, en suivis psychanalytiques et sous médications diverses. Je perdis à peu près tous mes amis, dont la quasi-totalité de mes amis gays (il y aurait long à dire sur l'hypocrisie intrinsèque des gays entre eux, au-delà de l'aspect arc-en-ciel-rose bonbon du LGBTisme lisse que seul les médias veulent reconnaître).

Fin 2014, après une énième violence pour laquelle la Police resta muette, des amis (Denis Bajram et Valérie Magin, pour ne pas les nommer, vivant en Normandie) décidèrent de me sauver littéralement la vie en m'extrayant physiquement de mon biotope toxique pour me trouver un logement proche de chez eux.

J'avais déjà tenté de me sortir "par le travail" de ma situation, d'où l'entame du récit Nu-Men à partir de 2012 (Soleil puis Delcourt) qui eut le succès qu'on lui connaît (c'est-à-dire un flop éditorial stratosphérique). J'avais même envisagé (2013, je crois) de déménager à Bruxelles, où je découvris que les prix des loyers n'étaient plus du tout les mêmes que dix ans auparavant, et découragé par Denis et Valérie qui me dissuadèrent de faire ce qu'ils jugèrent être une colossale erreur (déménager en Belgique : ils avaient raison).

Je découvris que les logements proposés par les Bruxellois devenaient de plus en plus sordides, pour les mêmes prix que je connaissais par chez moi. Sans compter sur le libéralisme, la droitisation mentale et son darwinisme social qui a pas mal infecté nos amis belges, sans même qu'ils s'en aperçoivent.

Bref, fin 2014, je visitai une trentaine d'appartements normands et nous en choisîmes un qui me convenait tout à fait et où j'emménageai en avril 2015.

À ce moment-là, également pour accélérer ma sortie de situation, je commençai Labyrinthus avec Christophe Bec et la roue du karma se remit à tourner favorablement : adaptation de Journal par Stefan Hort, jeune metteur en scène valaisan, qui me valut une belle résidence de trois mois dans les montagnes suisses (l'une des plus belles périodes de ma vie) mais aussi une belle manne financière (une donation maternelle suite au décès de mon beau-père) qui me permit de vivre confortablement, comme je n'avais jamais connu ce confort, durant trois ou quatre ans.

Si Ego comme X disparut à peu près à la même période (et je le regrette amèrement, surtout pour Loïc, car je suis convaincu que si j'avais continué plus assidûment Journal toute la période intermédiaire, j'aurais probablement contribué à maintenir cette maison à flot), cela débloqua aussi les volontés d'autres éditeurs. Et nous voilà revenus à ma première réponse, et à la réédition de Journal par Delcourt et la relance de ma production autobiographique via David Chauvel. Que je remercie infiniment.

Voilà, j'ai été fort long. Mais je tenais à donner le déroulé précis de ma situation qui explique ces quinze, même vingt années de silence autobiographique. Et il y a suffisamment matière dans mes dernières lignes pour relancer votre questionnement.

Sébastien Soleille : Plus de 20 ans nous séparent donc des 4 volumes du Journal aujourd'hui réédités. Comme vous venez de l'expliquer, beaucoup de choses ont changé : vous étiez un jeune auteur débutant, c'était à l'orée d'un "âge d'or" pour la "BD indé" ; depuis, vous avez bénéficié d'un succès d'estime certain pour ces livres, vous avez vu retomber la vague du succès de la "BD indé", etc. Quel regard rétrospectif portez-vous sur vos premiers livres ? En êtes-vous fiers ? Rêveriez-vous de les modifier ?

Fabrice Neaud : Mon regard sur mes premiers livres est ambivalent. J'en suis à la fois très fier et je ne peux évidemment plus les voir en peinture… Surtout les tomes 1 et 2. Curieusement, je suis bien plus indulgent concernant les 3 et 4. Comme s'il y avait déjà une première grande rupture stylistique entre le 2 et le 3 (alors que le tome 2, comme je crois l'avoir déjà dit, était initialement le début du tome 3)…

C'est surtout une question de dessin, pas vraiment de mise en scène/narration/écriture ; sur lesquelles j'estime ne pas avoir grand' chose à dire, finalement. En gros, je ne changerais pas mes découpages/narration mais je changerais/referais beaucoup de dessins/cases si je le pouvais.

De fait, c'est ce que j'ai fait, dans la mesure du possible sur les quatre tomes. Et, de fait, j'ai fait pas mal de corrections sur les tomes 1 et 2. Ces corrections ont été apportées sur les fichiers numériques, donc sur palettes, et non sur les originaux ; ce qui posera problème dans l'avenir, je suppose, avec le temps, puisque si les originaux avaient la chance de perdurer et les fichiers se perdre, on republierait des erreurs de dessins corrigées depuis.

Évidemment, je n'ai eu ni le temps ni n'ai eu l'opportunité "pertinente" de corriger tout ce que j'aurais aimé pouvoir corriger sans dénaturer les livres. Mais je ne me suis pas privé cependant.

L'essentiel des corrections seront d'ailleurs probablement invisibles aux lecteurs. Ne serait-ce parce qu'elles touchent des dessins je dirais "non-essentiels" : Je n'ai pas retouché les "grandes cases" ou les "grands portraits" (de Stéphane, par exemple, ou de Dominique). J'ai surtout retouché les "petites cases" et surtout quand il y avait de "petites figures".

Sébastien Soleille : Pourquoi ces corrections ? Que reprochez-vous particulièrement à votre dessin de l'époque ? En quoi a-t-il évolué principalement ?

Fabrice Neaud : Si mon dessin a évolué, c'est surtout vers une meilleure maîtrise (du moins le crois-je) des "petites figures".

Qu'est-ce que j'appelle les "petites figures" ?

Hé bien, simplement quand des "personnages" sont loin dans la case mais importants, en pieds, bref, "petits" dans la case. Mon gros défaut de l'époque (donc autour des années 92/98) était là, je pense : les "petits personnages en pieds dans les petites cases". Ce que mon ami Denis Bajram appellerait le "silhouettage". Cela est d'ailleurs l'un des propres de l'écriture de la bande dessinée. D'autant plus quand on a un dessin qui procède, comme le mien, de l'observation et de ce qu'on appelle (improprement) le "réalisme" : la "réduction", la "synthèse" du dessin sur les "petites silhouettes", est un véritable casse-gueule, voire une purge. Car il est alors très difficile, tout en restant relativement "réaliste", de "synthétiser" les figures sur de petites surfaces. Gros mien défaut.

Il me semble l'avoir partiellement résolu depuis.

De fait, il existe des cases qui me sortent par les yeux aujourd'hui, avec des "silhouettes" de figures ("personnages" - mais je refuse le terme de "personnage" dans mes récits, puisqu'il y a toujours potentiellement une "personne" existante derrière, d'où le substitut plus juste de "figure") à la limite de la caricature donc du grotesque. Dès que j'ai pu les corriger sans dénaturer le récit, je l'ai fait.

Je peux citer des exemples afin que le lecteur intéressé joue au jeu des sept erreurs ; je reprends évidemment l'actuelle pagination des éditions Delcourt :

  • Page 13, cases 5 et 6, retouches sur la figure du narrateur,
  • Page 22, cases 6 et 7, les " personnages ",
  • Cliquez pour voir la page en grand
  • Page 25, cases 2 et 5, la figure du narrateur. Et sur la case 5, une retouche quasi complète de la case [voir la comparaison des deux versions en cliquant sur l'image à gauche],
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  • Page 26, retouche des lumières sur le visage du gars de la case 2 et des lumières case 1 [voir la comparaison des deux versions en cliquant sur l'image à droite]. Voilà quelques exemples pour donner une idée… Etc.

Mais il y a d'autres types de retouches, également, surtout des éclaircissements/débouchages de mes trames de gris (mes hachures de plumes).

Par exemple, page 110, cases 1 et 2… sans ces retouches, la trame de gris foncé de l'ombre sous la table serait quasiment bouchée à l'impression, donc presque noire. Ceci est un problème systémique que nous avons rencontré souvent à Ego comme X, et suivant une édition à l'autre, une imprimerie à l'autre, nous pouvions avoir de véritables catastrophes.

Les dernières retouches paraîtront drôles mais j'ai pas mal retouché de… cheveux ou de coiffures ! En sus de mon problème de "silhouettage", j'ai souvent eu des difficultés à dessiner les chevelures. Ayant une passion pour le cheveu ras, je pense avoir développé une assez bonne représentation de celui-ci, mais dès qu'il faut dessiner de l'ondulé ou même des cheveux mi-longs, c'est l'horreur.

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Ainsi, tome 2, toute la scène avec l'entreprise qui veut faire sa plaquette publicitaire (de 124 à 128), j'ai refait toutes les coiffures des dames [voir la comparaison des deux versions en cliquant sur l'image à gauche]… Idem tome 3, toutes les scènes avec le "prof " (soit la page 7 et toute la scène des pages 283 à 297), j'ai dû refaire le brushing de la figure du " prof "… Je pourrais indiquer là aussi toutes les cases une à une mais ce serait fastidieux et ennuyeux. Disons qu'à partir du tome 3, ce sont essentiellement des "débouchages de trame" qui furent opérés. Mais tout ceci prit tout de même d'une semaine à quinze jours de travail à plein temps.

Sébastien Soleille : Et au-delà de ces modifications ponctuelles, avez-vous eu envie d'effectuer des changements plus structurels ?

Fabrice Neaud : Bien entendu, si j'avais encore du temps (ce que je n'ai pas), je retoucherais encore certaines choses, et, cette fois, concernant les récits eux-mêmes. Alors il ne s'agirait pas de modifier le déjà fait mais de faire dans l'augmentation… comme cela se passa pour le tome 3 qui, en 2010, s'est vu adjoindre une cinquantaine de pages supplémentaires, disséminées en quatre ou cinq ajouts inégaux, le plus gros étant la suite de la scène avec le sergent (pages 32 à 45) qui me paraissait indispensable.

Dans le récit initial, j'arrêtai pudiquement la scène avant l'acte sexuel. Mais j'avais choisi de le représenter. Sauf qu'en 1998 (moments de réalisation de ladite scène) je ne me sentais pas capable de faire une telle représentation (la représentation de l'acte sexuel est toujours un casse-gueule en bande dessinée, comme ailleurs). À partir de 2010, il m'a paru à la fois indispensable et plus aisé de la dessiner. Depuis, d'ailleurs, je pense ne plus avoir de problème avec la représentation frontale de l'acte sexuel.

Le deuxième "gros morceau" est ce que j'appelle la "scène de la caméra" pages 230 à 237. Cette scène était indispensable au récit original également mais je n'avais pas réussi à la raconter correctement. Je l'avais donc "résumée" en un texte (que je trouvais alors laborieux et peu clair, que peu de lecteurs ont repéré à l'époque et dont l'enjeu manquait au récit) que j'avais collé de manière un peu brutale sur l'actuelle grande case de la page 237.

Le troisième ajout est une augmentation de la scène avec le "prof", justement, ici des pages 289 à 296. Mais tout ceci est ancien.

Cependant, cela correspond aussi à la rupture d'un tabou en bande dessinée : la retouche. Très peu d'auteurs (et d'éditeurs) s'autorisent (et autorisent) qu'on retouche nos pages pour une édition ultérieure.

Je me pose d'ailleurs la question pour mon actuel tome en cours… il augmente, augmente, augmente… Initialement prévu autour de 250 pages (comme le tome 3 de Journal), il en fera finalement autour de 400 (comme le tome 3 de Journal !) et si je disposais de plus de temps encore, en ferait probablement 500 ou 550… Pris par les délais de parution, j'ai déjà dû renoncer et sacrifier une scène déjà dessinée de 72 pages… et certaines scènes que je prévoyais initialement, je n'ai guère eu le temps de les réaliser avant avril 2023 (deadline repoussé encore et encore du rendu de mes pages).

Voilà, je m'aperçois que j'ai encore été fort long pour parler surtout de cuisine interne. Mais j'aime donner toutes les clefs au lecteur aussi bien de la fabrication des livres que de ce qu'ils disent, parfois, quand ce n'est pas clair, imprécis, ou qu'il me semble manquer des éléments de lecture.

Sébastien Soleille : Et comment analysez-vous l'accueil favorable qu'ils ont reçu à l'époque ?

Fabrice Neaud : Ceci m'a fait omettre votre question sur la réception de mes livres à l'époque… Je vais tâcher d'être bref.

Disons que… là aussi, je pense que c'est à partir du tome 3, bien que celui-ci ait été le tome "oublié" de toute la saga, que la lecture, l'accueil et la critique ont commencé à être un peu plus "larges" (si j'ose dire) qu'avec l'initial accueil des tomes 1 et 2.

Je sais qu'il n'est pas bien vu de critiquer la critique, qu'il est perçu comme prétentieux, snob ou stratosphériquement melonesque d'oser dire soi-même "ce qu'on doit penser" de nos propres livres mais j'ai toujours eu le sentiment que presse et majeure critique de mes livres étaient restées comme "en surface" et quelque peu à côté de la plaque.

En gros (et même ma fiche Wikipédia retranscrit ces poncifs), il semblerait que le portrait global de ce travail se résume à peu près, et dans le meilleur des cas, ainsi : "journal intime d'un jeune homosexuel de province, les difficultés professionnelles, la vie, les amours déçues, le tout avec un trait sensible et sans fausse pudeur en noir et blanc".

Bon…

Faites avec ça, les gens.

Quid des questions de représentations du réel ? Quid du portrait ? Quid des multiples références internes au récit (la musique, la peinture, la littérature, même la science et, souvent, les sciences humaines) ? Et, surtout, quid de la dimension sociale et politique des livres ? Peanuts. Autant dire qu'il y a quand même de quoi être un peu déçu… Je mets cela (mais c'est tout personnel) sur le compte du fait que je tente de dresser un portrait somme toute un poil décliniste de notre société mais, surtout, un portrait peu flatteur de mon milieu socio-culturel et du milieu culturel plus général, de sa "gauche" soi-disant inclusive alors qu'elle ne l'est pas et surtout de l'homophobie systémique, chevillée au corps social et dont le milieu culturel est loin d'être exempt, voire qu'il produit une forme de discrimination sexiste et homophobe toute singulière et qui nourrit l'acception des violences sociales globales.

Mais quel journaliste, quel critique saurait pointer ça dans ce travail sans se remettre lui ou elle-même en question ?

Pourtant, je ne me sens pas très loin ni très différent de ce que raconte Annie Ernaux dans ses romans. Mais il est plus loisible de croire pointer les défauts du narrateur lui-même et de réduire ses analyses à la supposée subjectivité de ses opinions. En cela, il est étonnant de voir combien la postface "méta" que j'ai adjointe à l'édition Delcourt des tomes 1 & 2 a été totalement ignorée par tous les articles que j'ai lus depuis sur la reparution de Journal. Il y a ici un mode hystérique de l'absence chez nos amis journalistes…

Il n'est pas exclu non plus que je me plante totalement dans mon projet…

Planche extraite de Journal (3)

Sébastien Soleille : Vous dites que le tome 3 a été le tome "oublié" de la saga, je dois avouer que je ne comprends pas bien pourquoi : parlez-vous des retombées presse ? Parce que j'avais l'impression que c'est celui qui a marqué le plus les lecteurs...

Fabrice Neaud : Je ne sais pas quel tome a le plus touché les lecteurs, mais j'ai, là aussi, ma petite idée : le premier.

Il n'y a rien à faire, quand on débute un travail qui "marque" un minimum un certain public, sa suite est toujours éclipsée par ce démarrage "marquant".

Concernant le tome 2, comme décrit plus tôt, il reste un tome un peu "artificiel" qui sert d'introduction au tome 3. Il était d'ailleurs conçu comme devant faire partie du tome 3.

En fait, le tome 3 aurait dû être un colossal tome 2 avec l'actuel 2… mais ce tome grandissant sans cesse et comme j'étais assez " attendu", il devint entendu avec Loïc (Néhou) qu'il fallait faire paraître quelque chose deux ans après la parution du tome 1. Nous avons donc décidé de cette scansion et de cette découpe. Il eut été absurde de couper bêtement le tome 3 en deux parties égales (et je déteste les livres de même taille/pagination), nous avons alors choisi de faire paraître ce court opus, une cinquantaine de pages, auxquelles j'ai adjoint une vingtaine de pages qui pouvaient ainsi constituer une sorte de final cohérent, et lancer un quasi cliffhanger (l'arrivé de la figure de Dominique). Cette séparation permet ainsi de faire un tome intermédiaire un peu "sas" entre deux histoires qui, sinon, auraient pu paraître similaires dans leur fil rouge : un nouvel amant qui déçoit et rejette le narrateur. Même si j'ai eu tendance à tomber amoureux de manière maladive et assez régulièrement, j'étais contre l'idée de faire "un livre / un mec". Ç'eut été ridicule et aurait eu tendance à souligner trop visiblement un supposé "tic" comportemental qui n'avait pas besoin de devenir un tic narratif.

Le tome 2 est très court, le plus court (72 pages) et il est un peu normal qu'il ait été lui-même vaguement éclipsé par le premier (la presse s'est contentée de dire, assez légitimement "Neaud poursuit son journal").

C'est le 4e qui a bénéficié d'une couverture médiatique presque indécente, comme je l'ai dit plus haut également. La communication assurée par Sylvie Chabroux, quand j'y pense avec du recul, a été hallucinante. Déjà, à l'époque, je m'apercevais de la chance que j'avais d'une telle couverture médiatique, mais aujourd'hui, 20 ans plus tard, je pense qu'il serait impossible d'avoir une telle couverture pour un tel livre… à moins de s'appeler Sattouf, Bagieu ou qui sais-je.

De fait et par défaut, c'est bien le tome 3 qui est passé un peu sous silence.

Bien sûr, il y a eu un changement de paradigme à ce moment-là. La nature du récit, son épaisseur, faisait passer le projet autobiographique à un tout autre niveau. Mais hormis l'édito de Beaux-Arts magazine de janvier 2000, je n'ai pas le souvenir d'avoir lu un article comprenant qu'il se passait là quelque chose d'autre et de nouveau.

Bref, je crois, bien au contraire, que le tome 3 a été LE tome le plus sous-estimé. Alors qu'il est sans doute le meilleur.

Sébastien Soleille : Revenons plus largement à l'accueil de l'ensemble de vos livres par la critique. Il y aurait beaucoup à dire sur la capacité d'analyse de la critique dédiée à la bande dessinée. J'ai tendance à penser que les manques que vous mettez en avant sont assez généraux ; il est très difficile, encore maintenant, de trouver des analyses un peu poussées des ouvrages de bande dessinée, même les plus riches.

En outre, il y a eu l'accueil par la presse, certes, mais il y a également eu celui par vos pairs. Je suis frappé par les retours très positifs que vous font des auteurs de bande dessinée reconnus, très variés et dont les œuvres semblent pourtant éloignées des vôtres. On peut citer Benoît Peeters, qui signe la préface de la réédition des tomes 1 et 2, Denis Bajram, David Chauvel, qui est devenu depuis votre éditeur chez Delcourt, Maester, Jean-Christophe Menu, etc. Seriez-vous un "dessinateur pour dessinateurs", reconnu d'abord par vos pairs, mais dont les œuvres témoignent d'une richesse thématique et formelle qui serait davantage attendue dans une œuvre littéraire traditionnelle (Annie Ernaux, Michel Houellebecq...) que dans une bande dessinée ?

Fabrice Neaud : Si la comparaison avec les écrivain·e·s que vous citez me flatte, je ne sais pas si public, lecteurs et presse ont vu mon travail ainsi.

Après, il est évident que les noms que vous citez parmi mes pairs sont ceux dont j'ai eu des retours personnels. Dans le cas de Jean-Christophe Menu, il semble évident que, lui, a bien vu le tome 3 comme "mon" livre et que l'ensemble de Journal a été salué par quelques auteurs et personnalités que je respecte moi-même beaucoup (voire même par la principale figure concernée du livre, même s'il ne l'a pas forcément crié sur tous les toits, ce qui est un brin ironique quand on sait combien ses camarades jouèrent ses chiens de garde pour m'étriller à sa parution), ce qui est une reconnaissance non négligeable et flatteuse, là aussi.

Mais un auteur est le plus mal placé pour savoir comment son travail est réellement apprécié de manière plus générale.

Certes, j'ai vu fleurir (et à partir du tome 3) un certain nombre d'articles et surtout de travaux universitaires. J'ai fait l'objet d'un séminaire d'une semaine à Lyon III vers 2002 (si je me souviens bien), ai été invité à l'University of Modern Language de Leicester (avec JC Menu) en 2005 (je crois) où j'ai appris avoir été en lice pour l'honoris causa (je l'ai appris surtout parce que je ne l'ai pas eue, ce qui m'a beaucoup vexé dans la foulée et aurais préféré n'être au courant de rien, ce paradoxe - il semblerait que des luttes politiques internes à l'université et mettant davantage en cause la légitimité du département, ont fait que ce titre ne m'a pas été attribué, mais baste). Il y eut bien sûr la Manifestation de la Nouvelle Manga, organisée par Frédéric Boilet en 2001, qui déboucha sur le projet Japon chez Casterman et un nouveau séjour nippon, à Sendai, pour ma part (avant la catastrophe) là aussi en 2005.

Comme je l'ai décrit plus haut, en réalité, ma petite carrière a connu un faîte entre 2000 et 2006, environ. Avec de nombreuses invitations en festivals, dans des universités, des rencontres avec d'autres confrères et collègues de l'époque, un petit âge d'or… Je n'arrive pas à savoir si ma progressive disparition n'est due qu'à l'absence de nouvelle publication autobiographique de ma part ou à un nouveau changement de paradigmes dans la bande dessinée… sans doute un peu des deux.

Mais pour répondre mieux à votre question de départ, oui, je crois qu'on peut dire que je suis sans doute plus un auteur pour "spécialistes" et que je n'ai jamais passé le seuil public de la reconnaissance, comme un Sattouf, par exemple (déjà cité et mérité), une Bagieu, un Blutch, un Sfar. Cela ne me manque pas véritablement. C'est surtout gênant économiquement car je suis toujours et sans doute resterai toute ma vue entre le seuil de précarité et celui de pauvreté (comme nombre de mes collègues).

J'estime, encore une fois, vue la nature de mon travail, avoir bénéficié déjà d'une forme de "miracle" éditorial et médiatique. Nous verrons, à la publication de mes nouveaux opus, si le petit public que j'avais réussi à capter à l'époque aura suivi. Je ne sais pas mais vu le changement d'époque, je ne serais pas surpris que non. Je ne serais d'ailleurs pas trop surpris que d'auteur un peu "novateur" je passe pour un simple vieux schnock, voire un vieux réac. Je m'attends même à quelques critiques pour certaines positions qui seront probablement jugées comme "dépassées"…

Mes prochains récits se situent entre 98 et 2002, cependant. Mais je ne suis pas certain qu'un lecteur d'aujourd'hui comprenne bien de quelle époque on parle et n'attende pas, malgré tout, qu'on aborde des thématiques qui l'intéressent, lui, avant de comprendre que le boulot d'un auteur est que ça intéresse et motive ce dernier.

Mais n'anticipons pas trop. Je suis juste un peu prudent, contrairement à pas mal de proches qui sont convaincus un peu exagérément que le monde de la bande dessinée n'attendrait quasiment que moi. Je n'y crois pas trop. Je n'y crois même pas du tout. Je trouve même un peu oppressif l'espèce de complaisance et de boursoufflure à mon égard dont certains proches font preuve en me léchant les bottes. Mais ni l'horloge interne de mes priorités ni mes nécessités ne s'occupent de ça.

J'ai surtout fait la rencontre, virtuelle ou réelle, de plusieurs artistes autour des années 2000. La plus marquante fut sans aucun doute celle de l'écrivain Guillaume Dustan, décédé malheureusement depuis. Dans une moindre mesure, j'ai rencontré l'écrivain Laurent De Graeve lors d'un festival LGBT à Bruxelles fin 1999. Je dis " dans une moindre mesure " car ledit écrivain est décédé en 2001, des suites du VIH, comme Dustan plus tard, d'ailleurs. C'était encore les années de l'hécatombe, à travers laquelle je suis miraculeusement passé.

Ces rencontres ont participé à ma propre émancipation (gay) de l'époque. Et je dois à Dustan le passage sur la "tolérance" dans le tome 3 de Journal, passage toujours totalement occulté comme prise de parole politique par la presse et les analyses diverses (ou alors cosmétiquement réduite à une vague militance, sans tenir compte de l'argumentation, qui était pourtant très forte, me semblait-il, pour l'époque), ainsi qu'à De Graeve. J'évoquerai d'ailleurs ces deux figures dans mon prochain opus… dans la mesure où avant de devenir ce livre que je termine en ce moment même, 20 ans après la parution du tome 4 de Journal, j'avais prévu d'en faire un roman qui aurait dû être publié au Rayon, chez Balland, collection dirigée justement par Dustan himself. Le destin en décida autrement. Mais c'est encore une fois une chance, car je pense que d'avoir réussi, 20 ans plus tard, à en faire la bande dessinée que je n'ai pas réussi à faire à l'époque correspond mieux à mon projet artistique qu'un projet littéraire.

Dustan reste une figure importante, bien au-delà de la polémique sur le barebacking dans laquelle il fut pris à l'époque, déchirant la communauté gay en deux camps opposés et très polarisés, Dustan d'un côté, Didier Lestrade (fondateur d'Act-up Paris) de l'autre.

C'est d'ailleurs ce dernier qui a fait la préface du livre. Ce qui boucle une partie de cette immense boucle, aussi bien personnelle "qu'historique"… dans la mesure où, préface de Lestrade mais pages évoquant Dustan, ce prochain livre "réconcilie" (je l'espère) ces deux personnalités puissantes de la communauté gay (bon, la préface étant désormais écrite, apparemment, non…).

J'espère que mes pages seront dignes de l'un comme de l'autre, moi qui ai toujours été un outsider à l'époque. Et aspire à le rester. Ce que peu de gays, militants ou non, semblent comprendre ; l'idée des "camps" et des chapelles dans lesquelles il semble qu'il faille appartenir et se construire, sans quoi nous serions rejetés dans les Ténèbres extérieures, continuent à avoir encore de beaux jours devant elles. Je trouve ça assez triste. D'autant que personne n'est tenu d'obéir au kit identitaire LGBT pour construire un discours sur ce qu'est le vécu gay… il me semble que témoigner humblement et honnêtement de nos vies devrait être une donnée irréfutable et non critiquable. Mais bon. Je m'égare.

Cela me fait penser à la querelle des anciens et des modernes, d'ailleurs… avec la figure de Menu dans la bande dessinée, si radical et révolté qu'il fut à l'époque, contre toute la bande dessinée mainstream. Alors qu'aujourd'hui, il semble s'être un peu apaisé sur ces questions, et renoue des amitiés avec des auteurs qu'il aurait ou a fustigés jadis, découvrant d'ailleurs avec un certain étonnement que pas mal desdits auteurs honnis lui font davantage preuve de respect que ses anciens confrères de combats de la "bédéhindé" qui lui ont plutôt tourné le dos.

Ô, ironie.

De mon côté, ayant toujours détesté cordialement à peu près tout le monde, je me sens relativement à l'abri de ce type de trahisons. Je vois davantage d'hypocrisie et de paternalisme chez les anciens camarades pseudo-révolutionnaires post-barebackeux de Dustan, devenus aujourd'hui de vrais petits bourgeois gays parisiens, s'arc-boutant à leur survivance séropositive comme à une médaille (le fameux "kit" identitaire), que chez des gays plus "modérés". Un peu comme Hocquenghem pouvait le dire dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, titre valable plus universellement pour toutes les trahisons de tous les partis révolutionnaires. Il est assez notable de voir que les anciennes "victimes" qui devinrent d'authentiques et respectables résistants aux diverses oppressions (sociales, du corps médical, politiques…) sont en passe de devenir, désormais, de prévisibles moralistes, paternalistes, comme ces anciens combattants sourcilleux qui portent des drapeaux au moment des commémorations.

Il demeure d'ailleurs un vide total de reconnaissance de tout gay ayant vécu "en province", toujours vue comme un no man's land "provisoire", un territoire de transition "d'avant l'émancipation", une place qu'on doit "quitter" pour "monter à la capitale" et militer toujours plus métropolitainement en "associations". Un peu comme le célibat, toujours vu comme un moment transitoire, provisoire et soluble fatalement dans la vie conjugale comme unique fin-en-soi.

Il ne faut guère s'étonner qu'existe désormais la Pride des Banlieues, par exemple… qui souligne partie des non-questionnés de la Pride générale.

À quand une Pride de la France périurbaine ? Dans la mesure où les prides au sein des villes provinciales se contentent de n'être qu'une imitation des prides métropolitaines ?

Quelque part, j'ai l'impression, par mon travail, en être l'une des (presque) seules voix (ou alors je n'entends rien et suis aveugle et sourd), le seul gilet jaune : "on nous parle de la fin du Moule, je leur parle de la fin du Moi [l'absence de "s" n'est pas une faute ici]". Non, la "province" ou la LGBTerie "périphérique" n'est pas un territoire qu'on "quitte" pour aller vivre un séparatisme confortable en métropole. On a le droit de vouloir défendre un LGBTisme périurbain, dans un territoire dévasté et toujours de plus en plus pauvre. Sans les avis ni les "paternités" des militances de la métropole.

Mais je m'égare encore, probablement. Et c'est un autre sujet.

Sébastien Soleille : C'est un autre sujet, mais c'est peut-être un sujet clé pour l'accueil de vos futurs opus. Depuis la publication de Journal, la place des LGBT dans la société française a évolué. La loi autorisant le mariage homosexuel, notamment, a probablement participé à une plus grande visibilité et acceptation, en moyenne, de l'homosexualité en France. Mais cette acceptation n'est clairement pas homogène, comme vous venez de le dire. Elle est sans doute plus importante dans la France aisée des grandes villes que dans la France périphérique ou périurbaine que vous décrivez. Votre propos accède sans doute par là à une dimension plus sociale. Dans les années 1990 et 2000, vous êtes apparu comme le héraut du LGBTisme en général. Pensez-vous que maintenant, la dimension sociale et politique de vote travail soit davantage susceptible d'être perçue ?

Planche extraite d'Alex ou la vie d'après

Fabrice Neaud : Tout d'abord, petite correction sémantique : je sais qu'il est passé dans les mœurs et les médias de dire "mariage homosexuel" ou (pire) "mariage gay" mais c'est une erreur sémantique. Elle n'a l'air de rien comme ça mais elle essentialise la fonction du mariage. Or il n'y a pas de "mariage homosexuel" ou "gay", ce sont les gays qui peuvent se marier (et les lesbiennes). Ainsi donc est-ce "mariage ouvert aux personnes de même sexe". Je pinaille mais j'aime faire cette précision. C'est plus long, je conçois que ce soit chiant, mais "mariage homosexuel" est un abus de langage si ce n'est un contresens.

Je ne suis, de fait, pas du tout d'accord avec l'idée que le "mariage" aurait rendu l'homosexualité (ou les sexualités "alternatives" autres qu'hétéros) plus "acceptées". Le mariage est une institution étatique. Qu'il soit enfin ouvert aux personnes de même sexe est une excellente chose, j'ai d'ailleurs milité en sa faveur moi-même au tournant des années 2010, quand la question s'est posée, avec la violence que l'on sait, en France. Mais le mariage est une des extrémités du spectre politique et de la visibilité. Il permet de "sanctionner" une relation de couple qui a déjà passé tous les obstacles qui précèdent. Et comme ces obstacles sont non seulement toujours là mais se durcissent à leur manière (comme je l'ai dit plus haut et ne cesse de le dire), je crains que cette petite friandise du mariage n'ait réglé aucun problème, des problèmes qui se posent en amont.

Si vous vous mariez (entre personnes de même sexe), c'est qu'une tétrachiée des obstacles qui ont précédé la constitution de votre couple a déjà été réglée, que la "vie en commun" a déjà été possible puis que la "rencontre" elle-même l'aura été. Voit-on ici le sophisme que constitue cette histoire de "mariage" comme règlement définitif des problèmes ? Et ce n'est pas une mince affaire… ce n'est pas et ce ne serait pas des "restes" qui "resteraient" à régler, des broutilles, des "détails"… Ce sont les conditions même de la rencontre entre personnes de même sexe qui ne sont pas du tout réglées, je veux dire, techniquement, concrètement. Elles sont laissées au soin des entreprises privées (établissements gays ou sites de rencontres ou quelque autre "espace" des possibles)… mais, étatiquement, républicainement, et surtout techniquement, les hommes ont et auront toujours les mêmes obstacles à franchir avant de se marier : faire son coming out, auprès des amis, de la famille, vivre dans des espaces quotidiens où l'intime n'est pas "menacé" par quelque pressions extérieures, avoir réglé soi-même en amont ses propres obstacles intérieurs, avoir les moyens concrets, techniques de se "trouver", de pouvoir rendre pérenne une rencontre… Nous n'avons ni les moyens ni les mêmes espaces que tout l'espace publiquement hétérocentré pour rendre la rencontre possible. Ceux qui disent le contraire sont dans le déni. Le déni et le privilège. "Ils" ne peuvent voir ou refusent de voir qu'une grande majorité d'hommes attirés par les hommes n'ont simplement pas les moyens, techniques, concrets, ni les armes psychiques, psychologiques, sociales de simplement "assumer" une homosexualité stable, pérenne, permettant la "rencontre" puis le couple.

Un exemple simple : imaginez vivre dans un quartier dit "sensible"… Je sais qu'une forme de discours assez inquiétant essaie de nous faire croire que certain·e·s sauraient vivre "autrement" leur homosexualité mais j'ai un peu du mal à croire que l'épanouissement en dehors du coming out classique soit possible. Et surtout d'y vivre une rencontre pérenne, puis la constitution d'un couple pour aboutir (accessoirement) à un " mariage " dans certains "milieux", si on ne les quitte pas, justement.

Personnellement, je sais très bien que si on m'implantait de force (je sais très bien que volontairement, je n'y vivrais pas une seconde, ce ne pourrait donc être que "de force") dans certaines zones périurbaines ou dans n'importe quel "quartier sensible", on ne mettrait pas une heure, un jour, une semaine, même un an à me "repérer" comme homosexuel et que ne commenceraient pas pour moi un certain nombre de "problèmes". Déjà que j'en vis encore à 53 ans en plein centre d'une assez grande ville… alors le mariage, permettez-moi de pouffer de rire. Sans compter qu'en soi et pour des raisons personnelles, le mariage ne m'intéresse pas (mais c'est ici un détail qui ne règle pas l'aspect systémique de l'homophobie par ailleurs). En règle générale, je persiste et signe, l'homosexualité "acceptée" n'est qu'un vaste écran de fumée : on meurt chaque jour encore de l'homophobie. Et si l'on n'en meure pas, on en bave suffisamment pour dire que : non, ce n'est pas plus acceptée que ça. Et cette "acceptation" n'est là que pour rassurer l'ego politique mou du chibre des bien-pensants.

Concernant la partie "héraut du LGBTisme en France" (par mes petites œuvrettes), même là je dois rectifier : je pense, au contraire, que le "haut du pavé" parisiocentré de cette LGBterie me détestait cordialement… me reprochant des maladresses de termes de ma part dues à ma simple jeunesse de l'époque.

Je me souviens très bien de l'article, assez sournois, de Têtu autour de la fin des années 90… qui me reprochait ces maladresses. Et qui n'avait simplement pas pigé une seule seconde que j'apportais une autre parole, celle d'un "oublié sur le bas-côté" de leur militance. Sans compter que j'avais commencé deux ans auparavant à recevoir une reconnaissance (aussi discutable fut-elle) de mon milieu professionnel et donc du milieu aussi bien "BD" qu'un peu plus élargi "littéraire" que de la part des "militants" bourgeois. On m'a encore récemment dit que je ne "les avais pas vus"… comme s'il s'agissait encore "d'eux". Alors que ce sont eux qui ne m'ont pas vu. Ou n'ont pas voulu me voir. Ou ne supportaient simplement pas d'entendre la parole de ce qu'ils estimaient être cette part ancienne d'eux-mêmes, jugée quasiment arriérée. Ce que le mot "province" a toujours désigné à peu près chez tout le monde, comme un impensé discriminant.

Je n'utilisais juste pas les bons termes et j'essayais simplement d'expliquer que l'on pouvait avoir d'autres préoccupations, en tant que gay "de province", que de défiler au mois de juin sur un char ou même à côté et que de se taper dessus concernant la "polémique sur le bareback", par exemple. Il va bien falloir que les bourgeois de la LGBTerie comprennent un jour ou l'autre que la diversité des homosexualités ne peut pas être représentée seulement par eux. Qu'un gay qui a "monté à Paris" ne peut pas ou plus parler de l'homosexualité périurbaine comme s'il y vivait encore.

Ce qui est absolument ironique, c'est que la plupart des gays plus ou moins militants "montés à Paris" dans les années 90, comme de parfois caricaturales versions du Smalltown Boy de Jimmy Sommerville, que j'appellerais carrément les boomers de la cause LGBT, se retrouvent souvent, autour de la soixantaine, un peu avant ou après, à en "avoir marre de tout ça" et se… replient vers cette "campagne" ou cette "province" qu'ils ont fui à l'époque. Pour cultiver de l'épeautre, de la luzerne, leur petit jardin et commencer leur vie"décroissante" plus ou moins écolo comme de bons petits samaritains "concernés" par la planète.

J'ironise. Soyons clairs. Je trouve absolument louable d'interroger notre place sur notre place sur cette planète et nos responsabilités individuelles et collectives sur des sujets graves (écologie, transition énergétique, mobilité douce, transmission des savoirs via des initiatives locales), je trouve que les LGBTQIA+ n'ont pas moins de responsabilités et d'interrogations à poser sur leurs propres modes de vie. Je trouve très bien que qui a vécu dans une grande ville et a passé la moitié de sa vie à " s'éclater " grâce aux lieux et aux structures LGBT permises par ces villes se "calment" avec l'âge et commencent à envisager une retraite plus douce en revenant plus ou moins sur leurs terres. Mais que les mêmes ou affidés jugent les autres vies que les leurs sans tenir compte une seule seconde des empêchements (pour le moins) structurels qui n'auront pas permis à d'autres de s'épanouir comme eux et les jugent, de surcroît, avec la sévérité que j'ai pu connaître, j'aurais envie de leur demander d'aller gentiment se faire une cuire une certaine partie de leur anatomie avec le four solaire décroissant qu'ils se seront fabriqués dans leur jardin avec un saladier et des feuilles d'aluminium.

Pour répondre donc à votre dernière question, je dirais simplement que je l'espère mais que je n'en sais rien. Que je crains que nous soyons tous trop aveuglés par nous-mêmes, nos limites, nos habitus pour réellement nous donner la peine de comprendre autrui.

Dans cet immense vide dialectique, dans cet immense pessimisme qui est le mien, je continue à creuser mon sillon et suivre mon propre chemin. La solitude qui me fut imposée autrefois, conséquence de mon isolement, est désormais choisie. Je la vis mieux. Je ne suis pas moins pessimiste mais je fais un peu mieux avec. Et comme je suis tout de même parvenu à m'épanouir, ne serait-ce que sexuellement, un peu mieux à partir de mes 40 ans (et je sens que ça décline un peu à partir de maintenant mais, pour l'heure, je le vis plutôt pas trop mal), au moins cela continue à me donner l'énergie de "témoigner" des années les plus dures de ce Smalltown Boy que je fus pendant près de 40 ans. Et qui n'avait pas pour autant moins de lucidité ni de capacités d'analyses que les gays mieux nantis et mieux regroupés. Je demande juste que "leur" parole soit mise un peu en veilleuse quand je m'exprime à mon tour, ou d'autres… on a déjà assez des ennemis objectifs de l'homophobie qui guette à chaque coin de rue ou de tweet pour ne pas se tirer dans les pattes "entre nous".

Et comme je le dis désormais, à 53 ans : "j'ai passé l'âge qu'on m'explique, j'ai l'âge qu'on m'écoute".

Cet entretien a été effectué par e-mail entre décembre 2022 et juillet 2023.

Toutes les images sont © Fabrice Neaud et les éditeurs (Delcourt, Ego comme X)

 

 
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