Discussion avec Fabrice Neaud (3) - Alex et la
vie d'après
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vers le début de la discussion...
Sébastien Soleille : Je n'aurais pas
forcément cité Alex
parmi vos oeuvres les plus engagées. Certes vous y évoquez
clairement des problèmes graves mais sous un angle très
consensuel, très pédagogique.
En parlant de côté pédagogique
justement, j'ai parfois eu l'impression en lisant cet album que
les effets étaient plus appuyés que dans votre Journal.
Un peu comme si, destinant cet album au public le plus large possible
(vulgarisation et pédagogie obligent), vous aviez adopté
une grammaire narrative plus simple et des codes plus facilement
compréhensibles, même par des lecteurs peu habitués
à lire de la bande dessinée.
Fabrice
Neaud : Rappelons tout dabord quAlex
et la vie daprès est un ouvrage de commande
de lassociation de prévention contre le VIH bruxelloise
Ex Aequo et que je ne suis que le dessinateur de cette histoire.
Le scénario a été écrit par Thierry
Robberecht, scénariste de La Smala chez Casterman,
entre autres.
Je ne dis pas ça pour me défausser
de quoi que ce soit, bien au contraire. Je le précise seulement
parce que cette simple information répond en majeure partie
à votre question : ayant travaillé à deux
sur Alex
, cette expérience
étant nouvelle pour moi, il est évident que ma « grammaire »
ne pouvait pas rester la même.
Je trouve dailleurs le travail de Thierry
remarquable au vu de la nature de la commande. En effet, même
sil y a peu douvrages traitant de la question du VIH
en bande dessinée, et ce dans une claire optique préventionniste,
on ne peut pas dire que la plupart des récits réalisés
soient des grandes réussites. Nous sommes nettement dans
ce quon peut appeler le « sujet casse-gueule »
Si lon doit ajouter que la « cible »
prioritaire de cet ouvrage était, de surcroît, les
gays séropositifs, ce quon appelle, dans le jargon
préventionniste, de la « prévention secondaire »,
il faut dire que nous étions là dans un cas singulier
et limite.
Curieusement, on pourrait croire que la délimitation
dun public aussi spécifique (gays et séropositifs)
aurait été une difficulté. Bien au contraire.
Et je partage cette opinion pour toute uvre en général :
plus le public prioritairement visé est spécifique,
plus le « message » peut avoir une portée
générale (à défaut d« universelle »,
terme dont je me méfie beaucoup). En effet, en limitant les
informations on peut être plus souple et plus libre avec le
récit lui-même, davantage sinvestir dans la psychologie
des personnages, mieux traiter les rapports entre eux, sattarder
un peu plus sur tel ou tel aspect de la narration, voire penser
au décors, aux paysages. Cest ce que Thierry
a fait. Et Dieu sait que sa tâche a dû être ardue,
puisquil a dû recueillir lensemble des témoignages
divers dun groupe de paroles (dont les principaux membres
donnent leur témoignage réel en fin douvrage)
et mixer le tout pour livrer une fiction dune quarantaine
de pages
Cest un lourd travail, dont les tenants et
les aboutissants sont graves : il faut à la fois respecter
la parole de chacun, délivrer un « message »
comme en publicité, mais parvenir à faire un récit
cohérent, uni et convaincant, voire touchant, quelque chose
qui ne donne pas limpression dânonner sa leçon :
partie où échouent la plupart du temps toutes les
bandes dessinées de commande du style
Hé bien
je trouve quil a réussi un fameux tour de force et
jespère avoir su respecter le résultat de son
travail et, ainsi, celui de tous ceux qui ont uvré
avec lui.
Les retours laissent entendre que nous ne nous sommes pas trop
trompés.
Cette longue mise au point pour répondre,
en partie, à votre question. Après, il est évident
que jai dû tout autant me « plier »
à ces contraintes que proposer mes propres solutions. Mais,
en toute honnêteté, les choses se sont déroulées
de la manière la plus simple qui fût.
Bien sûr que la « grammaire narrative »
est plus simple. Cet ouvrage ne sadresse pas à des
lecteurs de BD mais à toute personne susceptible dêtre
concernée par le sujet. En outre je ne crois pas avoir
abandonné quoi que ce soit : jai plutôt
fait appel à une forme « discrète ». Il
était très intéressant et même nécessaire,
à ce stade de mon propre travail, de réaliser un ouvrage
à la narration plus classique. Cest comme revenir à
des fondamentaux : une histoire, un récit linéaire,
des personnages, une quasi intrigue, un quasi dénouement
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur
et après Alex
Ce récit a été un tournant pour moi, à
tous les niveaux, et cela ma même permis de me remettre
à mon propre travail, à me débarrasser de certains
tics, peut-être, à élaguer mes codes, non pas
à les simplifier mais à être plus direct. Jai
toujours eu lambition dêtre direct, le plus direct
possible. Alex
ma
aidé en ce sens. Pour cela, jen remercie toutes les
personnes qui ont travaillé à cet ouvrage, Thierry,
bien sûr, mais aussi Frédéric Arends, le responsable
dEx Aequo et du projet, tous les membres de lassociation
et, surtout, toutes les personnes du groupe de paroles, que jai
rencontrées un peu sur le tard mais avec qui jai passé
des moments inoubliables.
Tout cela peut toujours donner limpression
de remerciements un peu téléguidés, guindés,
une sorte de paiement de cotisation obligatoire aux gens avec qui
on a travaillé. Rien nest plus faux ici. Je ne suis
pas réputé pour avoir ni ma langue dans la poche ni
la sympathie facile. Ce même entretien prouve par lexemple
que je nai pas peur de dire ce que je pense même et
surtout quand les rapports avec autrui nont guère été
heureux. Si jécris ici que mon expérience autour
et avec Alex
a été
fondamentale, bénéfique et heureuse pour moi, cest
que je le pense. Je suis même en dessous de la réalité.
Jespère que jai laissé une impression
similaire (mais même un dixième me comblerait). Jespère
que louvrage le prouve
et je souhaite que lavenir
nous amène, les gens dEx Aequo et moi, à retravailler
ensemble et à nous revoir, dans les mêmes termes chaleureux.
Sébastien Soleille : Je ne peux qu'abonder
dans le sens des retours positifs dont vous parleé. Je pense
en effet qu'Alex... est
vraiment un album réussi.
Lors de ma première lecture rapide dAlex...,
le seul point qui mavait semblé discutable, comme je
lai sous-entendu dans ma question précédente,
résidait dans certains effets que javais trouvés
un peu appuyés, en tout cas plus marqués
que dans vos autres albums, avec un risque de tendre vers le mélo.
Mais je me suis vite très vite dit que, premièrement,
cela fonctionne (ce qui me semble sans doute le plus
important), sans pathos excessif, et que, deuxièmement, et
cest ce que jai plus ou moins dit dans ma question,
il est sans doute important dêtre particulièrement
clair dans un ouvrage didactique tel quAlex....
Si le message se perd dans des subtilités que seuls comprennent
les lecteurs les plus habitués à la bande dessinée,
le but premier nest pas atteint
En considérant le cahier des charges,
particulièrement délicat, je trouve vraiment Alex...
très réussi. On peut y voir votre dessin continuer
à gagner en vivacité et en vigueur ; et la diversité
des moyens employés pour mettre en valeur les différents
états desprit traversés par les personnages
est très impressionnante.
Fabrice Neaud : Pour ce qui est des effets
appuyés, vous avez entièrement raison. Il est évident
que certains effets le sont. Il est tout aussi évident que
le cahier des charges ny est pas pour rien. Mais il est tout
à fait possible de formuler des critiques à légard
de mon travail, et sur cet ouvrage et sur le reste. Je suis demeuré
longtemps dans un long silence éditorial, il est possible
que jaie pu « perdre » à certains endroits.
Si jai souhaité être plus direct ici, il est
possible que je perde en « subtilités » ailleurs.
Jespère que non. Seul lavenir nous le dira.
Sébastien Soleille : Quel degré de liberté
vous a laissé Thierry Robberecht ? Vous donnait-il un scénario
déjà découpé case par case, avec des
indications sur la mise en scène ? Ou bien vous laissait-il
une plus grande marge de manuvre ?
Fabrice neaud : Thierry
Robberecht m'a livré un scénario écrit
avec des indications de découpage : page n, x
cases. J'ai été entièrement libre de la création
visuelle des personnages. Hormis les indications d'âge et
de sexe que j'ai respectées (sauf pour le premier médecin
que j'ai transformé involontairement en femme) il m'a laissé
toute liberté pour dessiner les figures que je souhaitais.
Il m'a aussi laissé toute liberté
de mise en scène de son scénario. Bien qu'il m'ait
confié le découpage décrit plus haut, il m'a
laissé glisser les cases d'une page à une autre.
Le résultat est qu'Alex
a pris 5 ou 6 pages supplémentaires de découpage juste
pour des raisons de respiration.
Par
exemple, la scène finale avec Michel qui revient pour Alex
se résolvait en une ou deux pages seulement. Le monologue
de Michel ne prenait qu'un seul phylactère. J'avais trouvé
que pour un retournement psychologique aussi fort que ce dernier,
il paraissait nécessaire de scinder ce phylactère
en plusieurs autres et, ainsi, développer ce monologue sur
plusieurs cases, voire plusieurs pages, histoire de bien traiter
l'évolution émotionnelle de Michel lors de son "repentir".
Thierry n'a posé aucune difficulté.
Il se trouve que le cahier des charges initial
était un récit de 24 pages. Toute l'équipe
s'est aperçu très vite que ce serait un peu court,
elle est donc passée à un récit de 30 pages
puis 36 ! Je ne connais pas tous les revirements de l'affaire car
je n'ai pas suivi les discussions et débats qui ont dû
avoir lieu à ce moment du travail mais il est évident
que tout ceci est lié a des contraintes techniques de coût,
nous pouvons décemment l'imaginer. Ainsi passer de 24 pages
à 36 devait constituer une limite que, sans doute, Thierry
ne pouvait plus franchir. Mais c'est à lui qu'il faudrait
poser cette question
Bref, j'imagine que cette scène
finale, qui me parut à moi un peu "courte", n'est
que le résultat de cette succession de contraintes, toutes
légitimes. Arrivé à cette partie du travail,
finalement, c'est moi qui ai demandé à ce que nous
ralongions un peu la sauce. Et tout le monde a accepté.
Il y a un ou deux autres exemples où j'ai demandé
l'opinion de Thierry (et des autres)
pour un interventionnisme sur le découpage de ma part mais
ce serait fastidieux de les décrire ici. Celui de la scène
finale est le plus parlant. Ceci étant, je n'ai pas touché
un mot ni une virgule de ses dialogues.
Pour faire court, disons que Thierry
Robberecht m'a confié un diagramme de dialogues et
qu'il m'a laissé libre de le mettre en scène. J'avoue
avoir utilisé cette liberté sans trop compter
Et je n'ai pas montré grand chose de l'évolution du
travail avant les dates de livraison : ce n'est pas bien de ma part.
Je l'avoue avec honte. Mais bon, il semble que personne n'a trop
rougi du résultat, si j'en crois l'accueil fait à
Alex
Sébastien Soleille : Vous parlez d'Alex
comme d'une expérience marquante pour vous. Nous avons déjà
vu que ce fut notamment grâce à la richesse du travail
d'équipe entre les partenaires de cette collaboration.
Dans quelle mesure cela a-t-il été
également dû au sujet traité ? Avez-vous été
particulièrement sensible à l'objectif de prévention
visé ?
Fabrice Neaud : Oui, bien entendu.
Et cela a même répondu doublement à un de mes
objectifs. Le premier est que je nai jamais encore parlé
de VIH dans le Journal ni de séropositivité
ni de prévention et ce pour plusieurs raisons. La première
est que je ne suis pas « personnellement » touché
et que je souhaite bien ne jamais lêtre. Pourtant, cest
un sujet et une épidémie qui me touchent par ailleurs
comme elle devrait toucher tout le monde, du reste. Mais
justement. Jestime que la plupart des auteurs qui sont homosexuels
intègrent de manière plus ou moins naturelle ce sujet
à leurs récits et quil nest pas besoin
de moi pour ajouter une cotisation plus ou moins téléphonée
à la « cause » plus ou moins préventionniste.
Un hétérosexuel nintègre jamais le VIH
dans ses récits comme une modalité universelle du
récit de vie. Je ne vois pas pourquoi un gay devrait le faire.
Bien entendu, je parlerai de VIH un jour ou lautre car, depuis
1996 il est évident que jai fini par rencontrer des
gens eux-mêmes séropositifs et que cela ne me laisse
guère indifférent, loin de là. De surcroît,
je suis un paranoïaque à ce sujet et il me paraît
intéressant de parler de la paranoïa dun séronégatif
quant au VIH et de la manière dont ce dernier peut lui pourrir
la vie de lextérieur.
Mais jusque-là, je navais trouvé aucun intérêt
à parler de VIH. Il est encore de la responsabilité
des gays de parler de VIH et de lintégrer dans leurs
uvres : je suis partagé quant à cette obligation
auto-imposée. Je nen parlerai que lorsque la nécessité
se fera sentir. Si je nen ai pas parlé jusquà
présent, cest que jestime quitte à
faire grincer des dents que cette maladie nest pas
un motif suffisant pour être intégrée de manière
constitutive dans mon travail. Elle le sera dans la mesure où
elle constituera une des modalités possibles de la précarité,
de lexclusion, du rejet ou, au contraire, dune transformation
radicale et « positive » dun destin.
Ainsi, Alex et la vie daprès
est arrivé à point nommé dans mon parcours
dauteur. En effet, jai déjà lenvie
et la nécessité, depuis plusieurs années, de
parler du VIH. Comme je lai signalé, je connais désormais
pas mal de personnes atteintes par ce virus. Mon planning autobiographique
ne me permet pas encore de pouvoir aborder la question de manière
directe. Alex
est
arrivé au moment idéal. Cest une fiction. Je
my suis investi en tant que telle. Et nombre deffets
se sont retrouvés traduits dans ce récit du fait aussi
de mon expérience plus ou moins proche avec cette maladie.
Je nen parle pas publiquement mais je me sens très
concerné par le VIH. Même si je ne milite pas activement
dans une association de prévention, chaque jour de ma vie
- et surtout de ma vie sexuelle - mamène à faire
de la prévention active. »
Sébastien Soleille : Je ne connais pas
réellement le niveau moyen de connaissance sur le sujet du
public auquel Alex
cherche à s'adresser. Toutefois, je n'ai pas eu l'impression
que le but principal d'Alex...
était d'apporter beaucoup d'éléments précis
d'information. Plus que de diffuser des informations, l'objectif
d'Alex... m'a semblé
être de faire réfléchir à des éléments
déjà connus (notamment au fait qu'aucun risque de
contamination ne peut être totalement négligé)
et d'effectuer un partage dexpériences sur la "vie
d'après", sur les émotions éprouvées,
les crises traversées, etc. Les éléments plus
'informatifs' sont davantage concentrés dans la partie rédactionnelle
qui accompagne le récit en bande dessinée.
Pensez-vous que ce genre de récit puisse
permettre d'aller plus loin dans l'aspect informatif, didactique,
pour vulgariser un certain nombre d'éléments peu connus
sur le Sida, les risques réels, la prévention, etc.
?
Fabrice Neaud : Disons quil nexiste pas, à
mon sens, de « niveau moyen de connaissance » pour tel
ou tel public. On ne peut que faire le constat terrible dun
niveau moyen de connaissance générale extrêmement
bas sur la question. En gros, tout se résume à
une histoire de protection lors de la pénétration.
La majorité des gens ont vaguement enregistré quil
fallait « éviter » toute pénétration
sans préservatif
« Éviter », «
pénétration »
Mais cest là
que ça se corse. Parce quune fois sur deux, ou trois,
ou quatre, ou parfois jamais et pour des raisons diverses, «
nous » ne nous protégeons pas ou peu ou jamais. Alors
quil faudrait le faire systématiquement, puisquil
suffit dune seule fois sans protection pour prendre
le risque de contracter le VIH. Et quand je dis « nous
», cest vous et moi, tout le monde, et pas seulement
les gays, même si ce quon nomme la prévalence
de contamination est plus forte chez les gays : cest une réalité.
Mais je ne peux - hélas - pas faire un cours sur la prévention
ici. Au risque de répéter ce qui a déjà
été dit mille fois et dont tout le monde se fiche
en se marmonnant « oui, oui, on a compris », je risquerai
dêtre fastidieux et sans doute partial. Car pour moi,
par exemple, je milite gravement pour que la prévention soriente
désormais avec force (chez les gays) sur la question de la
fellation. Comme je le disais, si les gens, et les gays en
particulier, ont vaguement enregistré quil fallait
se protéger lors de toute pénétration, ils
ont bien moins compris quil fallait également et tout
autant se protéger lors de toute fellation.
Les chiffres et les enquêtes ne sont pas très clairs
à ce sujet, car il est difficile détablir avec
certitude le risque exact et précis que constitue la fellation,
mais nous savons quelle est contaminante. Si elle lest
moins quune pénétration elle lest
tout de même. Or les gens, et les gays en particulier, ont
enregistré ladverbe « moins » avant ladjectif
« contaminante ». Si on peut arguer quune majorité
de gays ont compris que la pénétration devait se pratiquer
avec préservatif (et encore
) je peux vous garantir,
et croyez-en ma longue expérience de suceur, que plus de
95% des hommes ne mettent jamais de capotes pour une fellation,
dans un sens comme dans lautre. Pour ma part je limpose
systématiquement et dans les deux cas (suceur, sucé)
mais mes partenaires, croyez-moi, eux, ne me la proposent jamais
et à hauteur du pourcentage que je vous ai donné.
Voici ce qui se passe sur le terrain : jimpose
le préservatif pour la fellation, la plupart de mes partenaires
ne rechignent pas. Ils ne la proposeraient pas et si je ne limposais
pas se laisseraient sucer ou suceraient eux-mêmes sans, cest
une certitude, mais disons quils se « laissent faire
». Je dirai que 80%, 8 mecs sur 10, se « laissent faire
». Après, sur les deux partenaires restants, il y en
a un qui me dit « ah, cest vrai, tu as raison »
et le dernier qui me dit « ah, non, je ne suce pas avec capote
! » (ou suivent alors de longues séries possibles de
réflexions plus fantaisistes les unes que les autres qui
vont de « ça a un goût dégueulasse »
à « mais il y a moins de risques pour la pipe »)
Dans ce dernier cas, la relation sarrête là et
mon partenaire va chercher ailleurs un type quil pourra sucer
ou quil sucera sans capotes. Et autant vous dire que dans
une situation de « drague » basique (lieux de drague,
backroom, sauna
) lautre partenaire est vite trouvé.
Vite trouvé, quest-ce à dire ? Hé bien
ça peut aller dun quart dheure à 30 secondes,
croyez-moi. À raison dune bonne soirée de «
baise » bien remplie, si jose mexprimer
ainsi, nous pouvons arguer quun mec motivé et qui sait
sy prendre peut se « taper » entre 1 à
10 partenaires. Quand on sait précisément que la «
communauté » gay compte 1 gay séropositif sur
10 (oui, monsieur, je sais, le chiffre est effarant), on
peut imaginer que chaque gay prend un de ses fameux « risque
moindre » la fellation entre une fois par soir à une
fois par semaine ou par mois. Bien entendu ce calcul est totalement
chimérique mais il ne se pose pas moins comme une hypothèse
tout à fait vraisemblable.
Après ce bref calcul et en prenant lhypothèse
la plus optimiste que la majorité des hommes se protègent
lors de toute pénétration (ce qui est pur délire,
bien entendu, pure utopie !), quils ne se protègent
jamais pour la fellation et quils sucent systématiquement
ou se font sucer lors de chaque rapport (ou quasi)
quand on sait la réalité dune soirée
de « baise » entre hommes en situation de « drague
» alors on peut décemment constater quil
y a une part non négligeable des contaminations qui passe
par la fellation. Cest strictement algébrique. Là
où le bât blesse et court-circuite tout effort de prévention
orienté vers la fellation, cest que nous savons
également que la majorité des hommes se protègent
mal concernant la pénétration. Et comme nous avons
enregistré préalablement que cétait par
là que la contamination était la plus forte, il reste
que toutes les contaminations faites lors dune fellation sont
imputées
à une pénétration non
protégée ! CQFD.
Jai encore été fort long et
jai à peine répondu à votre question
mais si ce constat alarmant et cette sonnette dalarme tirée
ici pouvait se faire entendre un peu, je ne pouvais passer à
côté. Pour raccorder tout ce qui vient dêtre
dit au récit Alex et la
vie daprès il est évident que nous y
parlons très peu de tout cela. Vous avez entièrement
raison. Concernant la stricte information, Alex
malgré son drame, ne nous apprendra pas grand-chose. Joserai
même dire que les pages dinformations qui se trouvent
à la fin ne font encore que répéter une énième
fois ce que nous sommes tous censés connaître. Mais
si Alex
doit avoir
un impact, et je le souhaite, je pense quil faut le voir de
manière transversale et, comme vous lavez souligné,
dans une exploration nouvelle de ce que nous connaissons déjà.
Encore une fois, je le répète, Alex
a le mérite daborder la question de la prévention
et du VIH du côté séropositif de la force. Peut-être,
pour la première fois dans le discours préventionniste
abordant la question à travers un récit de fiction,
adopte-t-on le point de vue du sujet déjà contaminé.
Et sans doute à travers cela participons-nous au moins à
déconstruire une part de fantasme autour du VIH qui consiste
toujours à considérer la séropositivité
de lextérieur et à sadresser à
un lecteur toujours séronégatif par défaut.
En outre ceci a-t-il au moins le mérite simple mais essentiel
de parler du quotidien dun séropo. Dans la «
vraie vie » on ne parle jamais de la prise de médicaments,
de la violence que cela peut constituer pour le corps (une trithérapie,
cest extrêmement lourd, certains ne la supportent même
pas), de lexclusion quengendre la séropositivité,
du révélateur que celle-ci peut être concernant
la question de lhomosexualité elle-même (et Dieu
sait quil y en a encore à dire ! comme mon travail
personnel, par ailleurs, sacharne à le démontrer
!) ; Alex-personnage parle pour la première fois de son homosexualité
du fait quil est devenu séropositif, parle de lexclusion
quengendre le fait de faire son coming out séropo,
parle des médicaments et de son rapport à la médecine.
On oublie souvent que la séropositivité a engendré
de nouveaux types de rapports patient/médecin
Cest
un peu tout cela Alex
bien plus que de répéter quil faut mettre des
capotes pour ne pas attraper le VIH.
Sébastien Soleille : Revenons, si vous
le voulez bien, à un point que nous
avons déjà un peu abordé ensemble, mais
de façon très générale.
Alex...
étant une uvre de fiction, sur quelles bases avez-vous
défini graphiquement les personnages et les lieux de ce récit
?
On retrouve dans Michel certains traits physiques
qui semblent plaire au narrateur du Journal. Au-delà
de cet aspect, le physique des personnages d'Alex
,
et celui d'Alex en particulier, est-il une invention de votre part
ou bien vous êtes-vous appuyé sur l'apparence de personnes
réelles ?
De même, dans quelle mesure les lieux
représentés dans Alex
sont-ils inspirés de lieux réels ?
Fabrice Neaud : Ah, voilà un point
qui mimporte beaucoup. Au tout départ, et de manière
un peu naïve, je lavoue, javais pensé minspirer
de personnes réelles. Plus naïvement encore, je pensais
minspirer largement des personnes constituant le groupe de
paroles. Mais nous nous sommes très vite aperçu que
ce serait une erreur. Jai donc dû, et pour la première
fois de ma carrière éditoriale, inventer totalement
des personnages.
Thierry Robberecht
mavait tout de même donné quelques indications,
surtout pour les âges de chacun.
Concernant
Alex lui-même, il mest apparu assez rapidement le visage
quil a dans le récit : cest un jeune homme (on
peut lui donner entre 25 et 30 ans, plutôt 26 ou 27). Je lui
ai donné cette coupe de cheveux un peu en bataille pour en
faire une figure un rien « romantique » au sens un peu
adolescent du terme. Disons que cest plutôt la figure
dun étudiant, bien quil travaille déjà
et sans doute dans le secteur tertiaire. Je souhaitais également
marquer une nette différence entre Alex au travail et Alex
dans sa vie privée, doù le costume sombre et
cravate pour le travail. Après, jai appliqué
les codes classiques de la bande dessinée : un costume (ou
peu sen faut) par personnage ; doù le pull marin
très présent pour Alex. Enfin je voulais surtout quAlex
nait pas lair « branché » et ne fasse
pas caricature de gay
même si certaines personnes mont
justement fait remarquer que le pull marin, ma foi, pouvait faire
modèle de Gaultier
Bon,
tant pis ! Comme lessentiel de la « cible » primaire
dAlex et la vie daprès
était la communauté gay, je voulais tout de même
éviter de lui resservir les énièmes modèles
à lèvres siliconées et tablettes de chocolat
dont on nous abreuve, dans le magazine Têtu et ailleurs.
Exit donc les piercings et autres tatouages en arabesque
au-dessus des fesses
Pour le reste, Alex demeure un jeune
homme assez mignon mais plutôt « neutre » et dans
son look et dans son attitude générale. On peut limaginer
de classe moyenne et de caractère plutôt timide. Bref,
la figure de létudiant un peu tardif semble lui correspondre
assez bien.
Pour tous les autres personnages, javoue ne pas avoir vraiment
réfléchi. Jai bâti une sorte de diagramme
de telle sorte quon puisse les reconnaître sans se tromper
: il y a quand même une bonne vingtaine de personnages pour
un récit de quarante pages, dont certains napparaissent
quune fois !
Thierry
ayant choisi les prénoms, il est évident que celui
de Rachid imposait une figure maghrébine. Jen ai fait
un cadre pour placer là aussi un homme à la vie parfaitement
« lisse » en apparence (on peut imaginer une vie de
famille rangée aussi bien quun célibat bon teint).
Même si Rachid napparaît que très peu de
temps, cest un de ceux auxquels jai pris le plus de
soin.
En
ce qui concerne la figure importante de Valérie Mayotte,
le médecin traitant qui suit Alex, jai immédiatement
pensé à cette femme un peu ronde et typée.
Certes, on peut penser à la figure de Florence dans mon propre
Journal, en plus âgée, peut-être ; je
voulais que Valérie soit métissée. Ne me demandez
pas pourquoi, je ne sais pas.
Il y a deux figures qui sont issues de la vie réelle
: Simon et Michel. On peut nettement reconnaître en Simon
la personne de René qui apparaît sur quelques cases
à la fin du tome 2 de mon
Journal. Je voulais là aussi mopposer au
modèle gay caricatural. Le vrai René est un garçon
de la campagne ; Simon peut passer pour quelquun issu dun
milieu prolétaire. En règle générale,
les cheveux longs, bouclés ou en botte de foin sont moyennement
« gay »
où la coupe rasée ou en
brosse domine tout de même largement
Quant à
Michel, là, javoue mon crime
Vous mavez
percé à jour !
et il est déjà
plus « gay » que les autres, même si loriginal
se définit comme straight. Et là honte
sur moi ! jai choisi une figure
de site pornographique.
Certes, je lai modifiée quant à sa silhouette
: si loriginal est un athlète assez grand, on peut
imaginer, je lai considérablement raccourci et épaissi
pour en faire ce quon appelle dans le jargon un cub
(un « petit nounours »). Michel doit faire un mètre
cinquante-huit ou soixante, à tout casser. Sinon, cest
le même visage. Il suffit, pour sen assurer, daller
voir sur le site jeffstr8cam.com pour les adultes qui voudraient
se rincer lil. En dehors des prestations sexuelles et
musclées du monsieur, javoue être bouleversé
par sa frimousse et son strabisme convergent. Bref, en dehors dêtre
inspiré dun modèle de porno straight,
Michel est un petit gabarit, banlieusard, spontané et de
caractère entier : doù ses réactions
à la fin du récit.
Pour les lieux, jai choisi Liège,
en effet, et pour des raisons déjà évoquées
: les subventions dEx Aequo émanent de la communauté
française de Wallonie (si je ne dis pas de bêtises)
et quitte à situer lhistoire quelque part, il fallait
rester en Belgique wallonne. Jaurais bien aimé choisir
Bruxelles, au départ, ville que je connais bien et siège
dEx Aequo, Namur est une très belle ville mais je ne
crois pas quil y ait de bars gay (et il en fallait un dans
la ville, même si la Belgique est petite et quon peut
imaginer quen un voyage automobile un Namurois puisse aller
dans une ville où il y en a) ; quant à Charleroi ou
Mons
bon
le risque aurait été de connoter
la séropositivité dAlex à la relative
tristesse de ces deux villes. Conclusion, nous avons opté
pour Liège quon peut reconnaître à quelques
cases que je laisse au soin du lecteur de trouver
À suivre...
Cette discussion a eu lieu par e-mail entre le 31
juillet 2008 et le 4 septembre 2008.
Toutes les images sont © Fabrice
Neaud et les éditeurs (Casterman, Ex Aequo, Ego comme X)
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