Entretien (1ère partie) : Retour sur le Journal

Fabrice Neaud a déjà répondu à de nombreuses questions dans le cadre de plusieurs entretiens. Je ne peux que conseiller ici la lecture de deux d’entre eux en particulier : celui de Bdselection, disponible en ligne ici, et celui inclus dans l’ouvrage dirigé par Thierry Groensteen, 'Artistes de bande dessinée'.

Pour compléter ces entretiens et faire un point plus récent, j'ai longuement interrogé Fabrice Neaud sur des sujets variés durant l'automne 2006. L'entretien qui en résulte est mis en ligne ici, en plusieurs parties. La première d'entre elle cherche à faire un point sur l'activité de Fabrice Neaud pendant les dernières années.

Sébastien Soleille : Vous avez souvent été mécontent de la réception faite à vos livres, des interprétations et des lectures qui en ont été faites : plusieurs anecdotes du volume 4, notamment, en témoignent... Pensez-vous que de nombreux lecteurs et journalistes vous comprennent mal ? Si oui, à quoi attribuez-vous cela ? Les choses ont-elles évolué au fil du temps ?

Fabrice Neaud : Ceci est une très délicate question. Je vais tâcher d’y répondre en plusieurs points. Tout d’abord concernant les anecdotes relevées dans le tome 4… Il ne faut pas oublier que celui-ci, publié en 2002, fait le récit d’événements datant de… 1996. Par conséquent, ces événements recouvrent principalement, pour la partie que vous abordez, la publication du premier tome du Journal. La réception de mon travail à ce moment-là n’a que peu de chose à voir avec sa réception ultérieure, même si je reste assez mécontent, dans l’ensemble, de cette dernière. La réception du tome 1 est essentiellement liée à celle d’un premier livre et je pense que les échos du moment reflètent davantage la structure de réception d’un premier livre, quel qu’il peut être, que celle, plus précise, du mien.

Entretien pour une radio locale La scène avec l’animateur de radio, par exemple, fait le portrait d'une radio très locale, avec les défauts de l’amateurisme de celle-ci et de l'inexpérience de l’animateur en question. Si l'on y regarde bien, on peut noter que c’est une vraie caricature d’interview provinciale (ce qu’elle fut). L’animateur n’a pas même vingt ans, il a une veste qui le déborde de toute part et ses questions sont d’une stupidité affligeante, sur un travail qui, à bien des égards, le déborde également de toute part. Il ramena tout à des spécifications provinciales, dans le sens le plus péjoratifs du terme.

Concernant la rencontre dans le « salon de lecture », je fais là aussi un autre type de portrait : portrait d’une aventure encore plus locale qui plus est organisée par un ami qui pensait bien faire et n’imaginait pas une seule seconde que ça allait se passer aussi mal (il était très gêné à la fin… Je crois même qu’il a quitté le salon de lecture en question peu de temps après). Dans cette scène, ce qui m’importait c’était aussi de dénoncer une situation morale : comment répondre aux attaques faites par l’hôte qui nous a invité dans son salon ? Je n’ai fait là que la peinture d’une situation que l’on retrouve aussi à d’autres échelles et qui peut aussi refléter des questions de pouvoir… Dans cette scène, je voulais montrer que la “lecture” de mon travail, du seul fait qu’elle s’effectuait chez cet hôte, lui autorisait à asseoir son pouvoir sur autrui (les autres associés du salon) et sur moi-même. Cette situation m’interdisait de réagir à ses critiques et lui permettait, à lui, d’étaler sa propre fatuité et son narcissisme. J’avais juste été pris en otage d’un petit chef, « prof » de son état, et qui m’avait instrumentalisé juste pour se mettre en valeur. Même si ces deux scènes relataient déjà mes premières relations à la « critique », elles n’avaient pas l’ambition de faire un bilan global de celle-ci, bilan que je peux davantage faire aujourd’hui… Et ce à quoi m’autorise notre entretien, plus que bienvenu.

Si l’espace nous le permet, je pourrais m’amuser à vous faire un panoramique des diverses lectures de mon travail dont je peux aujourd’hui proposer une petite synthèse, citations à l'appui. Ce serait très drôle et très instructif...

Haut de la page

Pensez-vous que l’on puisse juger vos livres comme des ouvrages de fiction? En d’autres termes, dans quelle mesure pensez-vous que la prise en compte de la dimension autobiographique soit nécessaire au lecteur pour apprécier votre œuvre?

C’est vraiment très difficile de répondre à ce type de questions. La question que vous posez est bien celle de la tribune… D’où parle-t-on ? Qui parle ? Mais aussi : qui lit ? Qui reçoit ?

J’ai pour habitude, désormais, de conseiller – bien que cela reste des conseils purement académiques – que les gens réellement « concernés » par mon travail devraient prendre une grande inspiration avant de me lire et tâcher de s’imaginer que c’est une fiction. À l’inverse, j’aurais plutôt tendance à conseiller aux autres (la grande majorité, j’espère) de ne pas oublier la dimension autobiographique. Mais il faudrait redéfinir ce que veut dire « autobiographique » aujourd’hui, tant cet adjectif et le substantif qui lui est lié veulent dire tout est leur contraire.

Pour moi, « autobiographique » veut dire « incarné », « non académique », « habité », davantage que seulement « racontant la vie du narrateur », ce qui reste exact aussi. Le problème, c’est que l’adjectif « autobiographique » veut souvent dire pour bien des lecteurs et, se faisant, des critiques, « racontant la vie du narrateur d’un point de vue strictement subjectif ». Hélas, par « subjectif », on entend souvent nécessairement parcellaire, partiel, donc partial et, par voie de conséquence ultime : faux. Si je résume, nous avons donc comme grille de lecture préalable : « toute autobiographie est fausse et tout ce qu’elle raconte ne peut être qu’un reflet faussé de faits réels, voire supposés. » Cette grille de lecture part d’une distorsion psychologisante du dit autobiographique. Si toute autobiographie raconte la « vie du narrateur d’un point de vue strictement subjectif », il est alors évident que le prima du psychologique domine, avec toutes les incapacités préjugées péjoratives de produire une parole sensée, juste, dégagée de la subjectivité ou seulement s’élevant un peu au-dessus d’elle. Il est tragique de constater combien ce pauvre mot emprisonne qui l’émet dans une nasse sémantique aussi réductrice. La grille psychologisante, qui est devenue aujourd’hui le signifié ultime extrait aux forceps par qui pense l’autobiographie comme ça, amène fatalement à la ranger, elle et ses auteurs, dans les catégories cadenassées de la psychiatrie, carrément. Fatalement, faire de l’autobiographie signifie avant toute chose pour bien des gens être « nombriliste », « égocentrique », « égotiste », « narcissique » et par là même « inintéressant » puisque faux… Rangé dans les couloirs d’un asile d’aliénés esthétiques, tout diariste ou autobiographe peut être jugé, en dernière instance, comme un taré pour qui l’œuvre n’est plus rien qu’une thérapie. Il est évident que seront considérés comme des tarés eux-mêmes ceux qui s’intéressent à ce genre de productions ou alors, au mieux, comme des victimes d’un créateur ayant réussi à les entraîner dans son délire par un système aliénant relevant du harcèlement moral…

Il est évident qu’avec une telle définition préalable, de tels présupposés, on peut difficilement apprécier une œuvre autobiographique à sa juste mesure.

Découverte Par Fabrice Neaud d'une discussion sur FRAB à propos de son travail Ce délire mien produit à l’instant autour de la perception supposée par beaucoup de toute production autobiographique ne pourra se ranger – bien évidemment – que dans les mêmes tiroirs de l’aliénation mentale par les mêmes contempteurs d’icelle… Cette lecture préalable est donc imparable. À titre d’illustration, les critiques d’un Thierry Smolderen faites en leurs temps sur F.rec.arts.bd sont un exemple de lecture psychiatrisante de mon travail parfaitement éclairante et totalement indéboulonnable… Mais cela n’étonnera guère venant de la part d’un ancien ponte déchu de la critique BD recyclé « prof » et qui poussait le vice jusqu’à se faire appeler Doc (comme celui de Fun radio) par ses sujets.

Bref, pour revenir à votre question – car je m’en suis fort éloigné pour donner du grain à moudre aux docteurs qui m’ont depuis longtemps condamné à la camisole intellectuelle – je dirai qu’après avoir bien fait un minimum de travail sémantique sur ce que pouvait être l’autobiographie ou la fiction j’osais imaginer qu’une lecture de mes livres peut aussi s’envisager sous un angle politique plus que psychologique. C’est tout. Rien à voir avec les catégories formelles de la fiction ou de l’autobiographie, pour le coup, car personne ne sait plus même ce que ça veut dire depuis longtemps.

« Comme des ouvrages de fiction » n’a donc pas vraiment de sens, en fait. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y aucune différence, mais alors aucune, entre la construction et le travail sur une matière diégétique qu’elle soit fictionnelle ou autobiographique. Devant la page, devant le découpage, face au dessin, face à l’architecture du livre et du récit, il n’y a rigoureusement aucune différence entre le traitement à apporter entre celle-ci ou celle-là. La seule différence à mes yeux ne se situe pas sur le livre ou l’œuvre mais bien sur les personnes concernées, auteur compris. Je me tue à le psalmodier sur tous les tons, d’ailleurs, depuis le début même de mon travail. Je n’ai pas changé d’avis sur la question, pas d’un iota… mais peut-être cela fera-t-il de moi encore un taré psycho-rigide, qui sait ?

Ceci étant, si je peux apporter un peu de soleil sur cet horizon plombé par le néant critique qui a vitrifié toute la pensée occidentale depuis que les médias de masse existent, je dirai que je suis toujours resté étonné par la grande pertinence des articles ou des critiques anglo-saxons… Que ce soit l’analyse de Murray Pratt, professeur à l’université de Modern Language de Sydney (How to study heterocentrism) ou celle écrite par Bart Beaty dans le Comics journal de février 2002 : Fabrice Neaud: Rewriting Our Standards, il est clair que nous sommes là face à un tout autre niveau. Et ceci est d’autant plus admirable que mon Journal n’a même pas de traduction en anglais !… À croire que non seulement nul n’est prophète en son pays mais que les bienheureux eunuques des alcôves désirées que sont nos journalistes francophones ont tellement le nez dans le guidon des exigences de « rendu » de leurs petits papiers à leurs petits torchons qu’ils l’ont aussi dans le caca de leur complexe d’infériorité face aux auteurs… J’arrête là. Car c’est leur faire trop d’honneur. Un doigt levé bien haut devrait suffire.

Haut de la page

Vos livres ont fait l’objet de lectures savantes à plusieurs reprises (notamment lors de séminaires à Lyon et à l'université de Leicester). Quel effet cela vous a-t-il fait ? Pensez-vous qu'elles étaient pertinentes ?

Pertinentes, sans nul doute… Comme quoi il faut bien attendre une étude pointue et universitaire d’un travail pour se dégager des présupposés de lecture de la critique journalistique de base. En même temps, c’est très triste. Cela voudrait-il dire que je ne suis pas « accessible au public » mais seulement par des universitaires ? Je ne le pense pas et je n’ai jamais eu l’ambition élitiste de n’être lu et compris que par eux… Cela serait sans compter le retour de certains lecteurs qui est tout aussi pertinent, parfois, que celui de ces colloques et autres séminaires… Sans compter qu’une lecture universitaire reste elle aussi parcellaire. Sauf qu’à la différence de la lecture journalistique frelatée qui esquinte à peu près toutes les œuvres (je ne m’estime pas en être la seule « victime », évidemment – mais même l’emploi de ce mot me fait peur, désormais, tellement je fus accusé par les psychiatres de PMU de m’enfermer dans ce prétendu « rôle »…), la lecture parcellaire des universitaires est consciente d’elle-même en tant que telle, là où celle des plumitifs de la presse prétend toujours être exhaustive et surplombante.

Que ce fut à Leicester en 2003, avec comme collègues le très estimable Jean-Christophe Menu et le non moins estimable Tanitoc, ou à Lyon, grâce à Pierre-Yves Carlot, auteur d’un mémoire étonnant intitulé De l’ancrage référentiel… (dans mon travail) que serait bien inspiré de lire les Smolderen de la terre, si doctes à pontifier sur le « droit à l’image » de certains de ces anciens poulains soi-disant « profondément blessés » par mon travail, la sérénité des débats, leur niveau, furent un bol d’oxygène non négligeable dans une atmosphère saturée par le CO2 à effet de serre-tes-fesses de la critique ambiante…

Parallèlement, et abordant un panorama plus global concernant la bande dessinée, il y a eu la récente université d’été organisée par le Cnbdi cet été 2006 et, là aussi, on planait tout de même dans d’autres cieux plus respirables… Bref, sans ces rares et excellents moments, il y aurait de quoi se foutre une balle dans le crâne… Mais, rassurez-vous, si cela devait se faire j’envisage quand même de trou-du-cuter au famas quelques journaleux et autres « profs » stipendiés avant de me faire sauter la carafe.

Haut de la page

Vos œuvres sont souvent considérées, notamment par certains de vos collègues, comme comptant parmi les plus importantes des dix dernières années. Quel effet cela vous fait-il ?

Ben… J’aimerais bien l’entendre de vive voix un peu plus souvent… Mais si jamais ils me l’ont dit et que je ne m’en souviens plus, la preuve est faite que je suis un aliéné. Qu’on m’enferme !


Quels échos avez-vous de la réception de vos livres dans les pays non francophones, que ce soit lors de vos participations à des expositions et rencontres dans différents pays (Japon, Russie…) ou dans les régions où vos œuvres ont été partiellement traduites (Italie, Espagne) ?

Frédéric Boilet, initiateur de l'album collectif JaponJ’ai très peu d’échos concernant l’unique pays où mon travail est traduit pour l’heure (l’Espagne). Je ne parle pas de l’Italie : l’expérience s’est ensevelie sous les sables dès la parution du premier tome du Journal… Voilà qui fut un excellent encouragement. Encore une fois, je reste surtout épaté par la réception anglo-saxonne, alors que je ne suis pas traduit en anglais, comme je l’ai évoqué plus haut. Mais cette réception n’a eu lieu que dans un milieu assez étroit, j’imagine, ce qui relativise l’enthousiasme, fatalement… Quant au Japon, je ne sais pas si je peux juger, puisque le seul travail traduit là-bas fait partie du livre collectif Japon chez Casterman, initiative de Frédéric Boilet. Je sais que ce livre a été traduit dans pas mal de langues et qu’il a reçu un très bon accueil, relativement à la difficulté de faire passer des collectifs… Mais, comme je l’ai dit, je ne sais pas dans quelle mesure mon propre travail, qui n’est que le 1/16e de l’ensemble (puisqu’il y a huit auteurs francophones et huit japonais…) est apprécié ou non dans l’ouvrage. Et cela reste, malgré tout, une vingtaine de pages…

Ce qui est certain, c’est que j’ai pas mal voyagé à l’étranger. La tendance s’est même accélérée ces dernières années ; j’en suis très heureux car j’adore les voyages. Mais il ne faut pas voir dans ces diverses destinations la preuve d’une réception massive de mon travail ruisselant en cataractes dorées dans les cerveaux extasiés de bonheur de millions de lecteurs… Les voyages à l’étranger sont souvent le fruit de politiques assez institutionnelles… Au mieux, cela prouve que je suis apprécié dans certaines sphères du « pouvoir » culturel. Est-ce un bien ? Un mal ? Je n’en sais rien… Quoiqu’il en soit, ça à le mérite de me sortir de mon trou et de changer d’air ; c’est un privilège que je savoure en tant que tel.

Haut de la page

En 2005, vous avez publié plusieurs reportages dans Beaux arts magazine. Comment est née cette rubrique ? Pourquoi s'est-elle arrêtée ? Qu'avez-vous retiré de cette expérience ?

Je connaissais Fabrice Bousteau, le rédacteur en chef, depuis qu’il avait écrit l’édito de Beaux-Arts magazine sur le Journal 3 pour son numéro de janvier 2000. Cela reste, pour l’heure, l’un des textes les plus élogieux sur mon travail. Comme quoi tout n’est pas si noir. Cela reste surtout le premier texte qui commençait un tant soit peu à poser les véritables enjeux du Journal. Qu’il en soit remercié pour cela. L’aventure entre Fabrice Bousteau et moi est même un peu antérieure d’un an… Cette antériorité a son sens, on le verra par la suite. En effet, un an auparavant, jour pour jour, Beaux-Arts magazine avait consacré un numéro spécial à la bande dessinée, et pas des moindres, avec une sélection d’auteurs et d’œuvres qui tiraient largement vers le haut. Sauf que, sauf que… Bousteau avait rédigé un édito resté tristement célèbre dans les annales de la bande dessinée en commençant par une phrase que je restitue de mémoire, imparfaitement sans doute : « ce n’est pas parce que nous consacrons un dossier à la bande dessinée que nous considérons celle-ci comme un art… » ou quelque chose d’approchant. J’avais fait une réponse carabinée à cet édito qui vit le jour dans la défunte revue L’indispensable quelques jours juste avant l’édito premièrement évoqué sur mon travail. Fabrice Bousteau m’invita à discuter de tout ça lors d’un déjeuner à Paris. Il mit son mouchoir sur cette réponse (il ne pouvait pas faire autrement : elle était plutôt juste, je crois) et je mis le mien sur son édito dénigrant la bande dessinée comme un art ; nous nous retrouvâmes sur un terrain plus serein et il souhaita dès le début m’intégrer d’une manière ou d’une autre dans sa revue.

La formule fut trouvée, selon lui, mais seulement quatre ans plus tard, fin 2004, après quelques apparitions irrégulières à Beaux-Arts de ma part. L’ineffable Vincent Bernière servit quelque peu de lien, parfois, mais la relation boustaldo-néaldienne se fit largement sans son concours (et même malgré lui, comme nous le verrons aussi par la suite). En décembre 2004, après avoir réalisé quatre pages en un temps record sur le grand restaurant Lucas Carton et son chef Alain Senderens pour un numéro spécial, Bousteau me proposa un « Pacs », comme il l’appela lui-même, en m’invitant à réaliser une rubrique régulière, mensuelle, de trois pages en bande dessinée sur un sujet de mon choix en rapport avec le milieu de l’art. Je ne sais pas ce qui me prit à ce moment-là : une sorte de doute, de prudence préalable ou de délirante paranoïa (il paraît que je suis atteint de ce mal selon mes détracteurs spécialistes ès-psychiatrie), mais je demandai à Bousteau de trouver le sujet des rubriques lui-même. En effet, lors des deux ou trois fois où je collaborai pour lui, à chaque fois, même si les sujets étaient très intéressants, je m’étais retrouvé étranglé par des délais impossibles à tenir. Si j’étais parvenu à les tenir, c’était uniquement parce que ces collaborations étaient restées ponctuelles. Seulement là il s’agissait d’une rubrique mensuelle. Aussi, dès notre premier et unique entretien, je prévins l’aimable rédacteur qu’il était dans notre intérêt à tous les deux, pour des raisons et de qualité et de tranquillité d’esprit, qu’il ne me donnât pas sa rubrique une semaine à l’avance seulement mais au moins un bon mois.

Fabrice Neaud en reportageIl faut ici expliquer la difficulté de la tâche. Trois pages de bande dessinée, c’est bien autre chose que trois pages de textes purs. Non seulement la densité d’information risquait malgré tout d’être moindre, bien qu’au bénéfice d’autres types d’informations propres au médium, mais la prise de matière risquait préalablement d’être d’autant plus corsée… En effet, les sujets donnés par Bousteau risquaient fort de nécessiter mon déplacement à Paris (ou ailleurs), comme j’habite à Angoulême, il fallait déjà prévoir le temps du déplacement. La prise de notes doublée de la prise d’images nécessitait de ma part soit que je dessinasse sur le vif avec une extrême spontanéité (ce qui est l’inverse complet de ma démarche habituelle) soit que je prisse des photographies ; j’optais pour la seconde solution… Heureusement, j’avais une caméra numérique et la possibilité d’exploiter rapidement par ordinateur les images ainsi collectées… Mais malgré tous ces facteurs d’optimisation (dus au simple hasard) pour satisfaire la rédaction on voyait mal qu’une semaine tout compris, inclus l’envoi (même en Chronopost) des planches, fut un délais raisonnable ni même rationnel. Comme je sentais bien que Bousteau, en bon homme de presse, habitué à « gérer » ce type de situations toujours sous le mode à la fois de la « charrette » et de l’hystérie, risquait de ne pas tenir compte de cette donnée pourtant plus qu’importante, j’en déduisis qu’il aurait été suicidaire de ma part que j’ajoutasse à ces difficultés celle de trouver moi-même le sujet de ma rubrique… En effet, vous imaginez bien que si j’avais trouvé une rubrique dans des délais qui me convenaient, il l’aurait sans aucun doute refusée jusqu’à ce que j’en trouvasse une qui lui convînt pile dans ses délais à lui… J’essayai une seule fois de m’amuser à ce petit jeu et j’en eus la fatale confirmation.

Bref, fin décembre, première rencontre… J’attendais l’équivalent d’une seconde entrevue pour prendre acte de ce dont nous avions discuté, voire même d’un contrat pour sceller nos accords. J’attendais surtout un feed-back quelconque ; il ne vint jamais, jamais avant la première date de la première rubrique qui me fut donnée, comme c’était à prévoir, une petite dizaine de jours avant le rendu définitif des pages… Je fus immédiatement embarqué dans l’aventure sans aucun accord, aucun contrat, aucune prise en compte de mes désiderata. J’étais payé, ça oui, un peu tard mais payé quand même : de 600 euros nous passâmes même à 750 euros les trois pages et ce dès la deuxième rubrique. Sans doute n’avais-je pas trop à me plaindre… Et tout le monde de me féliciter d’avoir une rubrique de trois pages dans un « grand » magazine national…

Sauf que, sauf que… Il n’avait était convenu de rien du tout et encore moins de ce que moi j’avais demandé avec plus qu’insistance : qu’on me donnât des délais que je pus tenir.

Arrêtons-nous un instant. Car j’imagine bien que tout cela reste un peu abstrait. Il faut imaginer la situation : vous êtes chez vous et vous attendez chaque mois une « mission », un travail sur lequel vous n’avez aucun renseignement, aucune possibilité de vous avancer d’une manière ou d’une autre. La seule chose dont vous êtes absolument certain, c’est que vous devez rendre trois pages le 21 du mois. Vous n’avez aucune idée de ce que vous allez faire, d’où on va vous envoyer et si même vous aurez le droit de prendre de l’image là où l’on vous enverra, comme le confirma la deuxième rubrique sur le musée Dapper à Paris. Tout ça une semaine à peine avant la date fatidique du 21 du mois. Mais vous ne savez pas davantage si votre Bousteau national ne va pas avoir la bonté - un jour, touché par la grâce - de vous prévenir dès le lendemain du rendu de votre précédente rubrique - soit le 22, dans un élan magnanime de royale générosité - pour que vous puissiez prendre le temps de réaliser vos trois pages confortablement… Bref, vous ne savez jamais, jusqu’au dernier moment, si on ne va pas vous envoyer en mission aujourd’hui, demain, après-demain ou dans dix jours. Tout cela sans contrat, sans concertation, sans dialogue, sans rien que vos envois de mails s’évanouissant dans le vent du cyberespace. Conciliants au départ ils devinrent de plus en plus rageurs et enfin totalement désespérés, suppliant qu’on respectât l’unique et seule condition que j’avais posée dès le départ : avoir des délais, des délais, plus de délais. Là encore, vous imaginez facilement que dans ces conditions, vous ne pouvez absolument rien faire d’autre qu’attendre (le bon vouloir de Beaux-Arts magazine), ce dont ce dernier, son chef et ses valets (Vincent Bernière en tête, censé faire un peu le DRH en la matière – ce qu’il fit autant qu’un liquidateur mandaté pour couler une équipe salariale dont on ne veut plus) se fichaient éperdument.

Comme j’avais déjà été traité de cette manière lors des rubriques « ponctuelles » précédentes (dont j’avais accepté – à tort, finalement - les conditions, chose dont je m’aperçus bien trop tard) je me posai en moi-même cet ultimatum : je ne réaliserais pas trois rubriques à ce régime là (ce qui n’était possible pour personne, sauf peut-être pour un Sfar qui a l’habitude de torcher certaines pages en quelques heures, ce qui aurait peut-être suffit pour l’occasion – j’appris d’ailleurs que mon Bousteau avait déjà demandé à Sfar de collaborer et que celui-ci, pas fou, avait choisi d’accepter à ses propres conditions lui aussi, ce qui ne plut guère à notre anguille de rédacteur…). Ainsi, lors de la troisième rubrique où je me retrouvai dans une situation complètement ubuesque (impossible de narrer sa complexité et son inextricabilité ici…) je décidai de planter Beaux-Arts là, à peine trois jours avant le bouclage. Je me dis que ce serait le divorce immédiat et la mise au ban. Ce fut un hourvari inimaginable à la rédaction ; son chef parti quelque part aux États-Unis, m’ayant juste dit que je pouvais l’appeler là-bas (aux États-Unis !) si j’avais un « problème ». Fatalement je n’eus pas de rubrique ce mois-ci. Mais les affaires reprirent le mois suivant, toujours sans aucune concertation, sans aucun moyen d’avoir un entretien concret avec Bousteau ni une seule réponse à mes mails. Il n’y eut rien, rien, rien ; rien d’autre que cette identique façon, de travailler, de mal travailler, de s’angoisser, de piquer des crises seul dans son coin, de se faire traiter comme on traite un stagiaire, ce qui est déjà immonde pour un stagiaire, et de poser des questions face à un mur de briques. Il est évident qu’à ce rythme et après un second plantage volontaire de ma part tout s’arrêta au bout de six rubriques, quelque part vers octobre 2005, sans que j’obtins jamais un contrat, l’entretien espéré (qui n’aurait sans doute rien résolu) ni un seul mot d’explications, évidemment.

Il faut dire que durant cette période, finalement, totalement bloqué à devoir attendre mes rubriques, paralysé à ne pouvoir rien faire d’autre, en fin de droits et sans aucune allocation, je me retrouvai du jour au lendemain sans plus un seul centime entrant sur mon compte.

Dans votre question initiale (veuillez m’excuser d’avoir été si long mais je crois que ce type d’aventure vaut la peine d’être raconté in extenso) vous me demandiez ce que j’avais retenu de cette expérience… je crois que le récit parle de lui-même.

Bernard StieglerLe plus pathétique dans cette histoire, c’est que cette collaboration aurait pu être extraordinaire. Ce ne sont pas les diverses propositions que je fis au départ qui manquèrent. Le sujet et l’idée furent extrêmement intéressants. Vraiment ç’aurait pu être passionnant. Et pour ne pas être totalement négatif, avec ce risque que l’on me taxe encore de « faire ma victime » (on voit mal ici comment je n’ai pas encore été le dindon de la farce) je dirai que je ne regrette aucune des rubriques réalisées, à ne considérer que le strict résultat et bien en dehors des conditions de réalisation. Les rencontres faites, les expositions visitées, les lieux parcourus, tout, tout, tout aurait pu être encore plus passionnant que ça ne l’a été. J’ai tout de même rencontré Bernard Stiegler qui m’a quand même reçu alors que je ne pouvais pas faire autrement que d’arriver en retard au rendez-vous fixé par Beaux-Arts, puisqu’il m’en avait fixé un autre à peine deux heures avant avec les gens du Palais de Tôkyô qui furent, eux, bien moins aimables. Le philosophe n’avait même pas eu confirmation du rendez-vous (je ne pouvais pas appeler, je n’ai pas de portable – ce que Bousteau savait…) et m’a quand même attendu dans un Ircam fermé à double tour alors qu’il devait prendre un avion quelques heures plus tard… Il m’a quand même reçu, disais-je, pour m’exposer son rôle et son poste en moins d’une demi-heure top chrono, avec une gentillesse, un professionnalisme et un sens de la pédagogie hors pair. Inoubliable rencontre pour moi. Bernard Stiegler aurait mérité au moins vingt pages pour sa seule demi-heure à moi consacrée ! Je proposai là aussi de pouvoir faire des rubriques plus longues, plus approfondies, hors « délais », pour un numéro ultérieur, ou un hors série… Lettre morte. J’ai aussi rencontré Jean Nouvel qui m’a fait visiter le chantier du Musée des arts premiers. J’ai eu accès à la salle de la Joconde et des Noces de Cana avant son ouverture… Tout cela fut très riche. Vraiment nous aurions pu faire des choses incroyables si Bousteau avait bien daigné écouter mes doléances ou, simplement, mes propositions. Mais rien, rien, rien.

En outre, je vous ai gardé le meilleur pour la fin, et ce meilleur fut au début… Il est évident que le destin de cette collaboration était inscrit dès son incipit, comme vous aurez pu le constater. Et nous ne croyions pas si bien dire, en effet, car lors de notre toute première – et unique, je le répète – concertation, Bousteau, m’installant dans son bureau, fit appeler son principal maquettiste pour que nous discutions à trois ; un type que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam mais avec qui j'allais devoir travailler. Il était donc utile que nous nous rencontrions. Hé bien notre Bousteau ne trouva rien de mieux que de me le présenter en me disant la chose suivante : « je te présente Machin. Il n’y tenait pas trop parce qu’il trouve que tu es un con. »

Ce que je retiens de cette expérience, me demandiez-vous ?

Que les gens de la presse sont les plus incroyables goujats que la terre ait portés et qu’ils se comportent comme des porcs ; ils salissent tout ce qu’ils touchent et tous ceux qu’ils touchent. Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette engeance.

Haut de la page

Vous avez parfois des mots assez durs sur la presse. Estimez-vous que la bande dessinée est particulièrement mal traitée par les médias ou au contraire que la littérature, le cinéma ou la musique, par exemple, sont logés à peu de chose près à la même enseigne ?

Indéniablement. Cinéma, musique, littérature jouissent du même traitement. Mais devrais-je dire pas tout à fait le même, malgré tout… Ils sont très mal lotis mais je crains que la bande dessinée soit encore plus mal critiquée malgré l’indéniable évolution de ces dernières années sur sa place médiatique. Ou alors devrais-je dire encore que : oui, la bande dessinée est désormais aussi mal lotie que le reste. Son traitement a évolué de totalement inexistant ou nul à aussi médiocre que le reste. Était-ce souhaitable ? Je ne sais. Quand on voit le résultat…

Mais je voudrais tout de même tempérer mes critiques. Non, ce ne sera ni pour retourner ma veste après coup ni pour laisser entendre que je n’assume pas mes précédents propos : j’assume tout. Seulement je reste partial car partiel. Il est évident que tous les journalistes ne sont pas mauvais. Il est évident que tous les articles ne le sont pas non plus. Incidemment tous ceux consacrés à mon travail ne le sont pas également. Il est évident que certains articles sont mêmes très bons, très élogieux. On aurait du mal à s’en plaindre. Si je ne décolère pas de la médiocrité de la presse, c’est bien dans sa globalité, dans son ensemble, dans sa majorité. Car à regarder de près, il y a toujours des exceptions à cette règle, des textes et des gens qui sortent du lot. Tout le problème est là. Et le pire est que ce sont souvent les meilleurs d’entre les journalistes qui se sentent blessés par une attaque sur la globale médiocrité de leurs collègues…

Je pourrais parler de Jean-Christophe Ogier, par exemple. Il est sur tous les fronts. Comment pourrait-il faire autrement ? Comment pourrait-on critiquer quelqu’un qui se bat à France Info et ailleurs pour tâcher de défendre la bande dessinée ? Comment pourrait-on en vouloir à l’un des rares journalistes qui répond aux sollicitations même du « milieu » ? Il y a juste que cela ne rend pas toujours irréprochables ses articles ou ses positions. Me concernant, je l’ai toujours trouvé un peu tiède, un peu dans cette moyenne qui me déplaît tant par ailleurs. Mais je serais injuste de le critiquer lui parce qu’il est justement celui qui est le plus visible… Difficile est son rôle, il ne peut donc pas être à la pointe partout et tout le temps. Du reste, alors que je le trouvais tiède, même dans l’ensemble, j’ai été surpris par l’acuité de sa perception de mon travail dès qu’il s’est retrouvé en situation d’être mon unique interlocuteur lors de la rencontre dont j’étais l’objet au festival de Bastia en 2005. L’une des meilleures rencontres (pour moi du moins) que j’ai eu à honorer. J’ai un excellent souvenir également de celle qui eut lieu à Paris, espace de la Maroquinerie en 2003, lors de la parution de mon tome 4. J’ai non moins un excellent souvenir de celle que me consacra Amiens dernièrement, début octobre 2006, menée par Patrick Merliot.

Tout cela n’est-il qu’une question de temps consacré à tel ou tel ? Qu’une question de place dans tel ou tel canard ? D’accélération du temps même dû au mode de fonctionnement de notre société ? Sans doute. Mais alors n’est-ce pas le rôle d’un critique, peut-être pas d’un journaliste, que de faire tout ce qui est en son pouvoir pour s’abstraire des contingences matérielles qui obligent à “produire du texte” pour atteindre à une vraie hauteur de vue sur le travail d’untel ? Les exemples que je cite en font l’illustration [lien]. Il est évident que tout cela est bien affaire de niveau et que le niveau visible, apparent, celui qui occupe la bande passante, est extrêmement bas. Quand Christophe Steffan (Signé Fufu) fait une critique très construite d’un seul extrait de la scène de mon tome 3, pour cependant proposer un jugement moral sur le narrateur et, incidemment, l’auteur, sa hauteur de vue est tout à fait respectable. Quand LL-d-M fait sa violente critique de mon tome 4 [cf citation], même si cela me blesse, même s’il y a deux ou trois tournures discutables, il est indéniable que nous sommes à un tout autre niveau que la prose dégueulasse d’un Joël Rumello de La Provence. Il est même indéniable que cela est au-dessus de bien des éloges tièdes et fausses que j’ai pu lire ou entendre, avec ce style “Mireille Dumas” à dégueuler me flattant complaisamment tout en m’enfonçant dans les ornières du “douloureux problème de l’homosexualité en province”, du “sans concessions ni fausse pudeur” et autre “avec son trait fin et précis en noir et blanc”.

Encore une fois, tout cela est affaire de style. Mais le style fait l’homme. Le style fait la pensée. Et dans une époque où les professeurs devenus des “profs” (perdant deux syllabes d’un coup) parlent aussi mal que leurs élèves, où les journalistes ne s’entendent même plus se répéter entre eux lorsqu’ils appliquent en décalcomanie des formules du style “jouer dans la cour des grands”, lorsqu’ils vendent la mèche sur l’identité d’un Frantico sous prétexte que “tout le monde le sait”, lorsqu’ils ne donnent toujours qu’un éclairage unilatéral sur un livre pour que le lecteur, pris pour un con, puisse mettre une ou quatre étoiles et “recommander” ou non l’ouvrage en question, on peut difficilement parler ici même de style.

Le style est mort. La forme avec lui. Et cela revient à rejoindre plus haut votre question sur la fiction : si l’on doit pouvoir lire une autobiographie comme une fiction. Je réponds ici que tout est affaire de forme ou de style, de langue et de langage, de niveaux de culture. Mais ce serait m’engager encore bien loin que de partir sur ces chemins-là…

Haut de la page

Dans le dernier numéro de Bananas (publié au printemps 2006) a été publié un extrait inédit du Journal (III). Y a-t-il d'autres passages laissés de côté tels que celui-ci ?

Oui. Mais celui-ci était le plus exploitable. En fait j’ai beaucoup de « chutes ». Sauf que, souvent, ce sont des séquences d’à peine trois cases ou quatre ou cinq… Difficile de les intégrer par la suite ailleurs ; elles sont souvent le cours d’une réflexion que j’ai abandonné. Il y a donc très peu de scènes complètes ou quasi complètes que j’aurais supprimées par la suite.

Cet extrait présente notamment l’intérêt de mettre particulièrement en valeur la similitude de votre oeuvre avec la musique (contrepoint, rythme...). Pour quelle raison l’avez-vous laissé de côté à l'époque de la parution du Journal (III) ? Était-ce pour un problème d'équilibre général ?

Oui, on peut dire ça. Je me suis surtout dit que si je devais aborder la musique comme un thème en lui-même, un sujet ou une « forme » même qui préside souvent à la forme de mes récits, il fallait que j’y consacre au moins une soixantaine de pages ou bien que j’intègre cette thématique dans tout un livre. Cela aurait complexifié peut-être à outrance la construction déjà fort élaborée du tome 3.

Haut de la page

Dès le début de votre œuvre vous avez abordé des sujets de société ; au début c’était très lié à des problèmes que vous rencontriez personnellement (exclusion due à l’homophobie ou au chômage par exemple). Dans des récits plus récents, vous abordez des sujets plus directement politiques, que ce soit des questions de politique locale dans l'album sur la Maison des auteurs (dénigrement par les socialistes locaux du projet de cette maison), ou de politique nationale dans "J’appelle à un octobre rouge" dans lequel vous caricaturez certains de nos dirigeants politiques nationaux. Vous considérez-vous comme un auteur engagé, politique ?

Oui. Je ne cesse d’ailleurs de dire que le projet du Journal est essentiellement politique. Il y a juste que, de manière directe et concrète je suis assez nul en matière politique. Je vote à gauche, même très à gauche alors que pour beaucoup de gens je passe pour un réactionnaire très à droite… C’est plutôt cocasse. Ceci étant, j’ai une vision large de la politique comme étant quasiment la totalité du « vivre ensemble ». Il y aurait presque chez moi une confusion ou une identité entre éthique et politique, finalement… mais s’il faut parler de politique de manière concrète, au sens strict et « médiatique » du terme, je pense qu’il faut plutôt regarder du côté de Philippe Squarzoni et surtout de son récent Dol qui vient de paraître chez Les Requins marteaux.

Haut de la page

Vous publiez parfois des illustrations dans la presse (par exemple dans le magazine régional Actualité Poitou Charentes ou dans le magazine du Biarritz Olympique, Vie ovale). Est-ce par plaisir, pour diversifier votre travail, ou principalement pour des raisons alimentaires ? (Je dois avouer que quand je vois la tendresse que vous avez mise dans vos portraits des joueurs du Biarritz Olympique, j’aurais tendance à pencher pour la première hypothèse…)

Hé bien c’est un peu de tout ça à la fois, en fait. J’ai d’assez bonnes relations avec les gens d’Actualité Poitou-Charentes… Est-ce que parce que c’est une revue régionale (qui est d’ailleurs d’excellente tenue) que ses responsables n’ont pas le même comportement que les odieux personnages de la presse parisienne ? Je ne sais. J’aurais tendance à croire que oui, finalement. Les portraits des joueurs du Biarritz olympique sont le résultat d’une circonstance totalement imprévue et j’ai un bon souvenir de ce travail. Bémol : je devais réaliser un grand reportage dessiné au cœur du club mais je n’ai plus eu de nouvelles et, là aussi, on ne répond plus à mes mails… Est-ce parce que jeter au cœur des vestiaires d’un club de rugby un gay ouvertement gay qui ne cache pas son goût pour les robustes gaillards a effrayé quelques frileux biarrots ? Je ne le saurai jamais. Mais je pense que cette aventure aurait pu être autrement plus intéressante et plus sereine que l’hystérie bozardeuse…

Haut de la page

Style caricatural

On note une introduction notable de l'humour dans vos planches, tout spécialement à partir des Riches heures et de façon particulièrement marquée dans certains récits courts (Outrages notamment), aussi bien dans le ton que dans le dessin (introduction de personnages 'cartoonesques'). Est-ce lié seulement à votre état d’esprit lors de la période relatée dans ces pages ou également à une évolution du mode de narration ?

J’avoue avoir du mal à donner une réponse claire à cette question. Je pense que c’était lié à mon état d’esprit que je voulais illustrer par un changement de ton, un changement de style. Je crains cependant de devoir revenir à l’unité de style et de ton ancienne mode… Je ne suis pas un grand marrant.

Haut de la page

Vous avez travaillé plusieurs années à la Maison des auteurs. Qu'est-ce que le travail en atelier vous a apporté ? Un certain confort ? Des conseils et encouragements réciproques ? Quelles ont notamment été les interactions avec Xavier Mussat et Philippe Squarzoni, avec qui vous avez partagé votre espace de travail ?

Là aussi, ma présence à la Maison des Auteurs est plutôt circonstancielle… Comme je suis l’un des auteurs à l’origine même du projet, on m’a un peu accordé une place dans un atelier (comme à Xavier) à titre quasi « honorifique » car, en soi, je n’ai jamais aspiré à travailler en atelier. L’expérience n’a fait que prouver mes soupçons. Certes, je ne regrette pas mon passage à la Maison des Auteurs. J’y ai rencontré quelques personnes avec qui j’ai eu d’excellentes relations. On peut penser à Philippe Squarzoni, bien entendu, mais aussi à Jimmy Beaulieu et son amie Mélissa Beaudry. Je garde le contact outre-Atlantique avec eux avec le secret espoir de pouvoir les rejoindre quelque temps au Québec… Il y a l’arrivée très récente de Lucas Méthé, un jeune auteur venu de chez Terrenoire et qui a publié un livre à Ego comme X. C’est un dessinateur remarquable et un garçon d’une incroyable maturité, oserais-je dire « pour son âge ». Hélas, je ne suis plus à l’atelier. Mais on va se voir souvent je pense.

Je peux difficilement faire l’impasse sur Pili Muñoz et Brigitte Maccias qui gèrent au quotidien le grand paquebot. Nous avons eu d’excellentes relations tout du long. Peut-être ai-je été d’une certaine manière privilégié aussi, je ne sais pas. Mais je vais devoir faire une rupture assez franche pendant quelques temps avec cet atelier dans lequel j’ai vécu presque chaque jour depuis quatre ans… Il faut que je reprenne mes marques chez moi.

L'atelier à la maison des auteurs (avec Xavier Mussat)Cependant ce serait mentir que de dire que cette expérience a été bénéfique pour mon travail. Comme je n’ai pas vraiment « demandé » à être en atelier, comme je l’ai dit plus haut, et comme l’histoire le prouve dramatiquement avec mon absence éditoriale hormis ce dont nous avons parlé (pas de Journal depuis 2002, pile mon entrée à la MDA), je n’ai quasiment pas avancé sur le coeur de mon travail depuis quatre ans. J’aurais du mal à expliquer pourquoi et à donner une seule raison à cette crise. Mais, pour le coup, le passage à la Maison des Auteurs n’a pas réussi à me remotiver de ce côté-là, même si je n’ai pas passé quatre ans à rien y faire… Il faut dire que l’accès à Internet illimité, chose que j’ai découverte là-bas, a considérablement altéré ma production et même mon jugement… C’est une véritable drogue avec une véritable addiction. Je peux m’en passer quand je ne l’ai pas mais je suis incapable de me discipliner quand je sais que l’écran est là. Aussi, bien que j’ai considérablement élargi mon éventail de productions en quatre ans (j’ai commencé notamment un travail photographique qui n’est pas totalement accessoire…) j’ai aussi passé d’innombrables moments à des baguenaudages peu enviables sur le Web. Depuis, je suis maudit et je me traîne comme un drogué. Ha, ha.

Cet enretien a été réalisé par e-mail entre le 9 octobre et le 6 novembre 2006.

Vous pouvez lire la suite de cet entretien ici...Page suivante

Toutes les images sont © Fabrice Neaud et les éditeurs (Ego comme X, Beaux arts magazine, Technic'art, Casterman)

 

 

 
Retour à la page d'accueil
Page précédente
Page suivante
Haut de la page