Propos choisis

Sur ce qui l'a amené à faire de la bande dessinée

Sur les comparaisons entre littérature et bande dessinée

Sur ses lectures, sur les chefs-d'oeuvre en littérature et en bande dessinée

Sur l'(in)accessibilité de certaines oeuvres

Sur l'idéologie du sympa

Sur les goûts, les couleurs et la musique...

Sur la spécificité de la bande dessinée

Sur les super-héros

Sur l'apprentissage du dessin

Sur la critique (négative)

Sur ce qui l'a amené à faire de la bande dessinée

« Mes premières lectures marquantes furent Valérian et Le Vagabond des Limbes. Ce furent d'ailleurs les seules de mon début d'adolescence jusqu'à ma majorité (avant, il y avait bien eu deux ou trois Tintin, Astérix, Gaston et autres Picsou Mag mais mes premiers chocs furent Valérian et Le Vagabond). Tout naturellement, naïvement, mimétiquement, je voulais faire pareil… J'ai d'ailleurs dans un coin de carton des centaines de pages 24x32 dessinées recto-verso (ben oui, c'est recto-verso dans les vrais livres…) au waterman bleu de pastiches valériano-vagabondesques… N'ayant jamais été très doué pour la couleur, je n'ai jamais essayé d'en mettre. Et puis, le feutre, sur le waterman bleu, c'est vraiment sale… Je n'ai appris l'existence de l'encre de chine et du fait que la couleur de mes BD aimées se faisait à part, sur un "bleu" que bien plus tard… Trop compliqué. D'où le noir et blanc.

Ensuite, j'ai souhaité faire une école ne serait-ce que pour apprendre à dessiner (même quand on est jeune, wiz et entouré de copains qui nous disent que ce qu'on fait est génial, on finit par se rendre compte qu'on ne sait absolument pas tenir un crayon) et j'ai fait les Beaux-arts… C'est là que ça s'est gâté : une école d'art n'encourage absolument pas à faire de la bande dessinée. Je dirais même qu'elle fait tout pour décourager les auteurs en herbes. Nous rejoignons ici le débat "BD/média", d'ailleurs, avec une raison supplémentaire à ajouter au cahier des charges désastreux de l'image de la BD : les écoles, l'enseignement méprisent profondément cette discipline et essaient de démolir les vocations, même involontairement, par le mépris affiché ou par l'ignorance crasse (souvent les deux)…

Bref, [être] dégoûté de la pratique de la bande dessinée pendant quatre ans ne m'a cependant pas empêché de continuer à en découvrir en tant que lecteur (mangas et comics, entre autres) et le détour par un enseignement plus traditionnel de l'art n'a pas été pour autant totalement négatif. Outre d'autres références BD, mon petit horizon s'est élargi de références artistiques diverses et ça m'a permis (peut-être) d'ouvrir mon questionnement pour aborder la bande dessinée de manière plus hétérogène. Du moins est-ce ainsi que j'espère la pratiquer aujourd'hui.

J'insiste cependant sur le fait que je dois ma pratique et mon amour de la bande dessinée à mes premières lectures. Je ne saluerai jamais assez Valérian et Le Vagabond des Limbes, je ne saluerai jamais assez la science-fiction… Oui, ça peut paraître paradoxal à pas mal de mes lecteurs. »

Forum de la mdaBD, le 13 mai 2003

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Sur les comparaisons entre littérature et bande dessinée

« Il est sur-pénible que comparer la BD à la littérature soit un compliment. Comparons les oeuvres entre elles, éventuellement (telle BD est aussi bonne, voire plus, que tel roman, tel essai, tel film...), mais pas un médium à un autre ! D'où ce sentiment de court-circuit lorsque dans le compliment qu'on croit recevoir ou faire on entend "cet album se HISSE à la hauteur de la littérature" (avec l'idée que parvenir à ce semblant d'exploit serait tout à fait marginal (cet album) et non consubstantiel au médium bande dessinée lui-même).
Non ! "CET album est de même niveau que CE livre" (et après on discute).
Il arrive que j'entende ce 'compliment' concernant mon travail... Difficile de résister aux sirènes... Mais je me fais un devoir systématique, désormais, de rectifier le tir en refusant de l'accepter et en disant des choses simples du style :

"La bande dessinée N'EST PAS de la littérature (et encore moins un 'genre' de littérature, voire, comme le dit Olivier M. un 'sous-genre'). La bande dessinée est de la bande dessinée. Si elle est bonne, c'est de LA BONNE BANDE DESSINÉE. Et de la bonne bande dessinée peut être MEILLEURE [comparée] non pas à un 'mauvais' livre de littérature (ah ! ah ! ils ne nous auront pas aussi facilement !) mais à un BON livre de littérature, à un EXCELLENT livre de littérature et à un CHEF-D'OEUVRE de littérature. Dans ce cas, ce sera donc un CHEF-D'OEUVRE DE BANDE DESSINÉE et, accessoirement, un chef-d'oeuvre tout court". »

Forum de la mdaBD, le 16 décembre 2003

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Sur ses lectures, sur les chefs-d'oeuvre en littérature et en bande dessinée

« Dans l'ensemble, c'est très vrai, je ne lis pas de BD ou très peu. Je vais me piéger tout seul, ne serait-ce qu'en regardant à côté de mon lit mes livres de chevet… Que de la littérature, des essais, des livres sur l'architecture…

Plusieurs choses :
Il y a tout d'abord un rapport quantitatif. La BD se lit en général vite.
Oui, je sais, ce n'est pas un constat original, et pourtant… Je ne parle pas de cette vitesse qu'on octroyait autrefois aux cartonnés couleurs 46 pages, puisque force nous est de constater que la richesse de la production nous a permis de lire avec gourmandise d'autres formats. Aussi, quand je dis "se lit en général vite", je parle même pour les gros 'pavés' de la BD.
Nous pouvons donc élargir ce constat même aux 'nouvelles' BD de gros format. Même Watchmen, From Hell, Jimmy Corrigan, pour ne citer que les plus gros, se lisent finalement en plusieurs heures au mieux, quelques jours pour les plus lents. C'est-à-dire jamais plus longtemps qu'un volume moyen de littérature - je ne fais ici aucun jugement de valeur, juste un pur et naïf constat quantitatif. Aucune BD, à ce jour, n'a monopolisé le même temps de lecture que 'La Recherche du temps perdu', les 'Confessions' de saint Augustin ou 'Ulysse' de Joyce… Résultat, sur le chevet, il restera plus facilement quelques gros volumes de littérature inachevés que même un gros pavé de BD… Et ceci, pour une raison purement quantitative.

Un autre point, c'est - hélas ! évidemment - la qualité… Si les gens se souviennent un peu de ma réponse à Beaux-Arts lors de l'édito crapuleux de l'époque, on pourra difficilement m'accuser de cracher dans la soupe, aussi j'émets l'hypothèse que, pour des raisons quantitatives également dues à la jeunesse du médium, il y a et il y aura toujours moins (chiffre en valeur absolue) de chefs-d'oeuvres en bande dessinée qu'en littérature (je ne parle ici que du rapport à la 'lecture' en occultant volontairement les autres arts, me servant de cette seule comparaison de manière métonymique et symbolique). Résultat : il y a toujours plus et plus encore à découvrir en littérature qu'en bande dessinée. »

Forum de la mdaBD, le 14 mars 2003

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Sur l'(in)accessibilité de certaines oeuvres

Question d'Yvan Delporte :

« Croyez-vous vraiment que l'inaccessibilité soit indispensable ? Qu'il soit impossible de décrire des choses compliquées avec des notions simples ? »

Réponse de Fabrice Neaud :

« Cher Yvan Delporte, vous démontrez ici par l'exemple qu'il n'est plus possible, justement, d'évoquer certaines choses sans qu'il y ait une sorte de brouillage sémantique, sans qu'il y ait une sorte d'hallucination à la lecture… C'est d'ailleurs proprement hallucinant. Ai-je seulement prétendu qu'il fallait être nécessairement inaccessible ? C'est un oxymore, ici… Ou un contre-sens.

C'est l'accessibilité qui est devenu indispensable, pas l'inaccessibilité (et puis que personne ne vienne prétendre ici que MacCloud est 'inaccessible' ou alors nous nageons en pleine science-fiction… Au contraire, MacCloud, c'est l'accessibilité même. Que certains ne parviennent pas à le lire ne fait que prouver que le niveau général baisse…). L'idée n'est pas qu'il soit "impossible de décrire des choses compliquées avec des notions simples", bien au contraire ! Il est devenu impossible de faire autrement !

Et puis cette histoire du "compliqué" qui se décortique en "notions simples"… N'avez-vous jamais imaginé que c'est une idéologie ? Tout n'est pas réductible au simple… Je suis désolé, mais la physique quantique, malgré toutes les métaphores farfelues à base de chat, de cordes, de noix, de chips convexes ou que sais-je, ça n'est pas réductible au simple. Heidegger ne s'explique pas en termes simples non plus.
Que le compliqué (mais je préfère dire le « complexe ») puisse se décomposer en notions simples n’est qu’une idée parmi d’autres dans le champ de la réflexion : c’est d’ailleurs un préjugé, ou plutôt un présupposé. Kant a déjà démontré, dans la 'Critique de la raison pure' qu’il s’agissait là de ce qu’il a appelé une des « quatre antinomies de la raison pure ». Il s’est amusé à établir la thèse de chacune de ces quatre antinomies puis l’antithèse pour démontrer surtout qu’il n’y avait aucune réponse dans les deux cas, qu’il s’agissait de deux écoles et qu’il fallait juste opérer un choix, un acte de foi. Après Kant, nous pouvons surtout admettre qu’il existe du simple décomposé du complexe (la géométrie euclidienne, par exemple) et du complexe irréductible au simple, justement (l’axiomatique de Riemann, par exemple). J’émets l’hypothèse que la recherche fondamentale, aujourd’hui, dans nombre de ses champs d’application, n’est pas réductible au simple, n’est pas accessible si vous voulez…

Il en va de même en art et, a fortiori, en bande dessinée… Sauf…
Sauf que les choix sociétaux d’aujourd’hui ont décrété que tout devait être accessible, ou plutôt que rien ne devait échapper à l’œil de Moscou de l’accessibilité. Vous semblez voir en l’inaccessibilité la volonté d'une élite arc-boutée sur ses privilèges, alors que c'est tout l'inverse : la dictature globale de tout vouloir rendre explicable, clair, réductible en gros cubes. Nous sommes en pleine théorie de la forteresse assiégée… Mais je n'ai jamais prétendu qu'il fallait être inaccessible, juste qu'il était impossible de ne plus jamais l'être et donc condamner tous les intellectuels non pédagogues à suspendre leurs recherches tant qu'ils n'auront pas trouvé le vocabulaire adéquat et passe-partout…

(...)

Être accessible n'est pas déchoir… Mais est-il possible de travailler sans se poser la question de l'accessibilité ? Croyez-vous que la recherche fondamentale se fasse pour la reconnaissance d'un petit sérail ? Les scientifiques se fichent bien de cela… Ils travaillent pour une reconnaissance putative, non pas pour une élite et donc pas davantage pour un mythique 'peuple' auquel il faudrait donner l' 'accès'.

Il y a qu'en posant la question de l'accessibilité je pose ici la question du surmoi. Accessibilité, 'notions simples', 'gens', 'être à la portée de'… sont des notions qui ne sont ni neutres ni bienveillantes (comme dirait l'autre, ce sont des notions qui 'connotent sec'). Ce sont des notions qui agissent sur nous comme autant de surmoi(s) castrateurs. »

Forum de la mdaBD, les 25 et 28 avril 2003

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Sur l'idéologie du sympa

« Le "coolisme" ? C'est un autre nom de "l'idéologie du sympa", autrement appelée le "sympatho-coluchisme" ou encore le "bigardo-sémounisme" ou bien le "copino-boboïsme" sinon le "popecko-muriellerobino-guignololesnullisme"... Est-ce plus clair ainsi ? (Nous pouvons également l'appeler plus simplement "beauf de gauche".)

Il y a aussi ce qu'on appelle le "syndrome du second degré systématique" qui est un dérèglement lumpen-prolétaire de la pensée dominante de la petite bourgeoisie.
On peut appeler le malade atteint de ce dérèglement (une grande majorité de la population occidentale - mais, rassurons-nous, cela n'atteint ni les fonctions motrices ni le réflexe limbique qui pousse à la consommation tous azimuts, seulement le cerveau...) un "idiot libéral".
La maladie commence souvent par une ouverture d'esprit assez mollement large en début d'existence (une adolescence crypto-rebelle prolongée avec de la bière, des pétards et des fins de soirée assis contre les plinthes d'une pièce enfumée avec de mythiques "potes") qui pousse le malade, pendant la période d'incubation, à accepter tout et n'importe quoi de ce qu'il croit être "l'Autre" (en fait, le "Même" mais dont le pantalon dégueulant sur les chevilles et faisant dépasser le caleçon n'est pas tout à fait rigoureusement de la même marque) au nom d'une prétendue (mais non moins fièrement proclamée) tolérance... Il lâche alors des phrases du type : "Moi, je suis pour le métissage culturel", "faut être ouvert dans sa tête", "ce concert était hyper-sympa", "j'adore Egon Schiele". Mais plus souvent, il emploie des tournures de phrases comme "c'est trop..." quelque chose ("c'est trop fort", "c'est trop de l'ogive", "c'est trop de la balle"...). Ensuite, l'expérience de la vie et les baffes dans la gueule aidant, il se rend compte que le monde qui l'entoure ne peut pas correspondre à ce schéma angélique auquel ces soirées de "percus" avec deux doigts sur la table du "pub" dans lequel il a sifflé trois "pintes" de bière avec ces mêmes Autres (souvent en même phase d'incubation), fumé un joint et que le cocktail pintes/joint/potes l'a vraiment "trop" déchiré. Mais refusant d'abandonner sa vision "cool" (nous y revoilà) du monde et son vocabulaire, de peur d'être rejeté par les autres malades (car le malade ignore qu'il est atteint, les autres aussi, et c'est ce qui fait que se répand l'épidémie), il n'a plus que le repli vers une attitude soit franchement cynique (ce qui ne le "branche" guère) soit tout simplement "distanciée". Il applique donc à merveille un "second degré" permanent qui lui permet de sauver la face en toutes circonstances, laissant croire à son entourage qu'il n'a plus besoin d'argumenter ses théories pour se la péter grave dans le vent alors qu'il n'a jamais réfléchi une seule fois de sa vie.
Le "cool" continue à être "cool" avec le sérieux de son adolescence en moins et le mérite très "fin de siècle" d'être toujours là, surplombant le monde et les autres grâce aux avantages d'un pseudo "recul", la fameuse "distance". Il est incapable de premier degré, sauf dans ses goûts qui ne font que trahir son niveau culturel... qui ne se discute pas (car il veut bien discuter de tout, puisque tout se discute, sauf de ça, qui reste sacré dans l'escarcelle réduite d'un cerveau amoindri par la maladie).

Le "cool", ou le "sympa", est un fasciste qui s'ignore... Il s'illustre par l'emploi très fréquent, justement, de ce qui le définit lui-même parfaitement sans qu'il ne s'en rende compte. Si une discussion l'amène en des territoires de la pensée qui ne collent pas avec la pensée dominante qu'il sert (voir les phrases qu'il employait naguère et les idées sous-jacentes qui les sous-tendent), perdant pied, il ne connaîtra pas de meilleure défense que l'attaque veule et molle. Il aimera à utiliser les "armes absolues" du langage. Nous l'entendrons dire, donc : "si on va à l'extrême de ce que tu penses..." (et paf ! l'autre se voit traité de fasciste...) ou : "C'est dangereux de dire des trucs comme ça...". Comme seconde arme, lorsque l'autre, se voyant taxé de fascisme intellectuel essaiera lui-même de s'en défendre (car qui se voit traité de "fasciste" se retrouve immanquablement soupçonné de l'être, c'est cela une arme absolue du langage...), il emploiera : "Oui, mais là, t'es limite parano...". Sinon, sa préférence ira au fameux : "tu te prends la tête..." court-circuitant toute possibilité, chez autrui et dans le reste du monde qui l'entoure (et la maladie étant fort répandue, nous pouvons dire le reste du monde), de laisser émerger, tout simplement, une "pensée".
Mais il serait réducteur de n'éclairer que la face "empêcheur de tourner un carré en rond dans sept fois sa langue" du sympacool. Il est aussi, malgré son dérèglement intellectuel, un grand positiviste. Son positivisme est un solipsisme primitif qui se résume à cette pensée et aux actes qui en découlent, comme de ce commandement qu'il a fait sien : "l'important, c'est d'être soi-même". Toute sa vie, le sympacool (qui ne peut pas éternellement fumer des pétards, jouer du jumbé à 3h. du mat à cause des voisins) intégrera donc ce commandement en essayant de "joindre les deux bouts" pas toujours conciliables (eh oui, désormais, lui qui ne voulait pas de gosses, pour rester libre dans sa tête, en a maintenant un, et la naissance du marmot fut immanquablement le plus beau jour de sa vie...) "être lui-même". C'est pourquoi il se gardera bien de juger (publiquement) les goûts des autres (ou alors en très petit comité, avec lequel il sera si bon de "ne pas être d'accord", parce que : "qu'est-ce que ça serait chiant si on était toujours d'accord !" (chose qu'il n'a jamais expérimentée, puisqu'il n'est jamais d'accord avec personne - mais c'est justement "ça", la richesse de l'échange : "on voit qu'on est tous différents")) allant jusqu'à faire sienne la pensée de Lévi-Strauss qui affirme qu'il "n'y a pas de culture supérieure ou inférieure à une autre, il n'y a que des cultures différentes". De cette maxime louable, il en retirera surtout que tout est culture, même quand on n'en a pas...

Le "coolisme", oui, c'est un peu comme l'alcoolisme sans alcool. Je dirai plus volontiers, c'est un peu comme de l'intellectualisme à l'envers, sans intellectuels... »

Forum de la mdaBD, le 10 décembre 2002

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Sur les goûts, les couleurs et la musique...

« J'aime la musique classique. J'en suis nourri depuis l'âge de 13 ans. C'est-à-dire qu'à l'heure où beaucoup faisaient leur crise de rébellion adolescente à coups de rock progressif, de rap ou de jazz, je faisais la mienne avec Mozart, Beethoven et Mahler... Nul jugement de valeur ici, je plante un contexte.

J'ai commencé par des choses simples, des choses qui me tombaient sous la main... La 40ème de Mozart, l'adagio d'Albinoni, la toccata et fugue en ré mineur de Bach et les '4 saisons' de Vivaldi... Rien d'extraordinaire, me direz-vous (bien qu'ici, je pourrais déjà vous dire que, dans mon milieu prolétaire, écouter les '4 saisons' à 13 ans, c'était déjà la révolution, mais bon...) et vous aurez raison. Tout aurait pu s'arrêter là. J'avais une prédilection pour les grands "machins" (eh oui, en jeune cheval fou, il me fallait ma dose de "rock'n'roll" qui fait saigner les oreilles même dans le classique...), alors ziva de "La chevauchée des Walkyries", de "Water Music" d'Haendel, de la 9ème de Beethoven, des Carmina Burana (Carmen bourrée...) de Carl Orff...

Accidentellement, apparut Mahler. Compositeur lui aussi de grands "machins", je me jetais dans la 2ème symphonie "Résurrection" (comme son nom l'indique "que restait-il au rock ?"), dans sa 8ème si finement intitulée "des Mille" (car il faut plus de mille exécutants pour la jouer fidèlement...). Mais je dis accidentellement et par mahler (je fais le jeu de mot avant qu'un crétin ne le fasse à ma place), car le sieur, en même temps qu'il faisait des grands "machins" pétaradants, composait aussi de sublimes adagios très subtils... Et ziva pour "l'adagietto" de la 5ème plus connu sous le pseudonyme de "tire-larme pédophile mourant un peu à Venise"... Et v'la-t'y pas que ch'te découvre le cinéma...

Bien sûr, "2001 odyssée de l'espace" et... Poooom, poooom, poooooooom PO/POM !!! (13 coups de percussions sur do et sol s'en suivant...)... Bien sûr, on rencontre Strauss par un petit bout de lorgnette qui n'est plus tout à fait aussi ridicule que de rencontrer le "Boléro" de Ravel à travers "Les uns et les autres " de Lelouch ou, pire, la pub AGF, mais ce n'est pas encore ça... Seulement, déjà, Kubrick ce n'est plus vraiment Lelouch et dans Kubrick, il y a "la porte des étoiles" et... le "Kyrie" du Requiem de Ligeti et là, je dois dire, ce n'est plus vraiment les '4 saisons'...

Vous voyez où je veux en venir? Non?

On continue.

Quand on rencontre la musique de Ligeti, on se demande un peu comment on a pu en arriver à composer un truc pareil dans les années 60 sans déjà plus se demander pourquoi la musique est devenue si lointaine de l'écoute traditionnelle d'un public seulement consommateur. Ligeti, c'est peut-être mieux que Penderecki, mais la "Passion selon saint Luc" de ce dernier fait furieusement penser au "Lux æterna" du premier... Tiens ? Le "Lux æterna" de Ligeti, je l'ai enregistré où déjà ? Aaaah ! Sur cette vieille cassette que je réécoute avec... avec... Oh, mais c'est quoi ce truc, les "Folk Songs" de Luciano Berio ? Oooh, mais c'est pas mal... Et ce Berio, ce n'est pas lui qui a orchestré quelques lieder du fameux Mahler ? Mais si, mais si... Et voilà qu'on réécoute Mahler d'une autre oreille...

Mais voici que Mahler lui-même a orchestré des œuvres plus anciennes, fait jouer des quatuors à cordes pour "ensemble" complet de cordes, dirigé des opéras appréciés en leur temps. Et que disait-on de Mahler en son temps ? Qu'il était nul en tant que compositeur mais excellent chef d'orchestre... Tiens, tiens... Ça ne vous rappelle personne ? Mais si, mais si... Pierre Boulez... Pierre Boulez, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi, j'aime pô trop... Cependant, je l'apprécie vraiment beaucoup comme chef d'orchestre... Mais, mais... Serais-je comme ces vieilles ganaches, comme Brahms qui accordait à Mahler un talent de chef mais un piètre talent de compositeur ? Ah non ! Hors de question que je me fasse avoir ! Alors on va s'y mettre à Boulez, tiens ! Et puis, et puis... Mais ce n'est pas si mal "Pli selon pli" du Père Boulez... Et 'le Marteau sans maître' non plus ! Il est un peu comme Schönberg en son temps qui, lui, était applaudi par Mahler alors que personne ne comprenait rien à sa musique... Tiens, "Verklärte Nacht" d'Arnold... Et les "Gürrelieder" de sa jeunesse, c'était pas si mal, en fait ! Voilà qu'avec le dodécaphonisme et le sérialisme d'Arnold Schönberg, je commence à comprendre ce que c'est qu'une "fugue"... Une "fugue", eh ben c'est.... heu... Bon, je réécoute Bach... Mais d'une autre oreille.

D'une autre oreille, comprenez-vous?

En fait, entre mon écoute de la "toccata" (mais laquelle ? Bach en a composé plein, et il y en a 2 qui sont en ré mineur et avec "fugue"...) à 15 ans et maintenant, un monde musical me sépare de moi. Il est évident que j'ai REdécouvert des œuvres des années plus tard, et différemment, oui, c'est sûr. Certaines, cependant, sont définitivement retombées dans l'oubli et la "honte" (oh, légère) de les avoir un peu trop aimées (pas de noms...). Il se passe juste que le "goût" a évolué, beaucoup. Et que ce n'est plus le même qui écoutait Mahler à 13 ans et Mahler à 33... Ce n'est plus la même oreille ni la même culture.
Récemment, j'ai redécouvert les 4 saisons, les simples bonnes vieilles 4 saisons... Mais dirigées par ce qu'on appelle un "baroqueux"... Je dirais juste qu'entre mon goût de mes 13 ans et celui d'aujourd'hui, sur une même œuvre, il y a toute la différence entre la nullité culturelle de l'époque et le petit bagage d'aujourd'hui... Ce n'est pas l'œuvre qui a changé, c'est moi. Je ne pouvais pas juger les 4 saisons à l'époque en trouvant ça "génial" ou "trop cool", je le peux davantage aujourd'hui et moins que demain. En revanche, pour ce qui est tombé dans l'oubli, je m'assure chaque jour que ça n'en valait - finalement - pas la peine, si, année après année, l'œuvre n'a pas tenu le choc (trop copiée, trop "en retard" sur une autre œuvre de la même époque plus essentielle, fondamentale et bouleversante, trop "à la manière de" (du siècle, d'un autre, du genre...)). Il y a du définitif dans le jugement qui peut être vraiment définitif... jusqu'à la prochaine fois. Vous me suivez ?

Comme je le disais ailleurs "qui parle et de quelle tribune" ?

Ce que je veux dire ici, c'est que nous pouvons juger les goûts, suivant qui nous parle et de quelle tribune... De quelqu'un qui me dit adorer "Carmen" et n'écoute, en fond, que les 4 saisons, la 40éme, la "Polonaise" de Chopin, la canon de Pachelbel et, parallèlement Céline Dion, Bruel, Obispo, regarde la peinture de Dali, de Schiele et se repasse en boucle les meilleurs moments de Palmade, j'aurais du mal à faire confiance en son jugement critique et esthétique sur les oeuvres dont il parle et qu'il croit aimer. Ses goûts signent son niveau culturel. Il n'aura pas grand chose à nous apprendre sur "Carmen", en revanche, il en dira bien plus sur lui-même qu'il ne le pense, c'est-à-dire, pas grand chose...
Cependant, qu'un autre me dise trouver Gauguin supérieur à Matisse ou Bizet à Wagner (comme le fit Nietzsche en son temps... Et là, lui serait plus critiquable...) et qu'il soit en même temps un fin connaisseur du Quattrocento, de l'Op'Art, du Bauhaus, de la peinture de Motherwell et de Richter, et qu'il aime écouter la "symphonie de Psaumes" ainsi que l'"Art de la fugue" en même temps qu'aimer la musique de Xenakis, j'aurais quelques curiosités à écouter son point de vue...

Appliquez de même à la BD... Mais à feu doux. »

Forum de la mdaBD, le 11 décembre 2002

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Sur la spécificité de la bande dessinée

« Sur la recherche d'un vocabulaire "pur" comme possible solution d'émancipation de la bande dessinée en regard des autres muses...

a) Sur l’avènement d’un vocabulaire « pur » dans les autres arts. Exemple : la peinture (entre autres)

Tout art (crois-je) est parti à la recherche de son vocabulaire spécifique quant il s'est vu "menacé" par l'avènement ou la concurrence d'un autre art. L'exemple type est la peinture (me semble-t-il). À la fin du XIXème, la photographie a "obligé" la peinture à se repositionner. Je ne m'étalerai pas là-dessus, je crois que l'exemple est parlant pour tous. Le vocabulaire et la création picturale ont changé et se sont affinés à ce moment-là. L'abstraction picturale est née. Il faut voir en elle non pas une "évolution" (au sens darwinien du terme : une nouvelle espèce transcende et tue la précédente en occupant sa niche écologique) mais une affirmation de la spécificité picturale (par exemple, moi, peinture, je suis une surface bidimensionnelle souvent verticalement exposée, recouverte de liquide coloré voué au séchage, etc.).

L’exemple de la bande dessinée reproduit une situation quasi-similaire à celle de la peinture, à cette différence près que ce n’est pas l’avènement d’un autre art qui la menace mais la concurrence d’un art dominant et juste un poil postérieur, le cinéma (...) et celle des arts majeurs plus anciens. Ainsi, l’on croit que la bande dessinée est inféodée à la peinture par le dessin (donc au dessin) et à la littérature par son texte... C’est sans doute la comparaison la plus répandue pour mieux la dénigrer : la bande dessinée, c’est de la mauvaise peinture (le dessin d’une case est souvent moins bon que la première étude venue du plus obscur des naturalistes pompiers) avec de la mauvaise littérature (le texte des bulles est souvent plus mauvais que le plus basique des dialogues d’un médiocre roman...), d’où la concurrence du cinéma qui, allez savoir pourquoi, semble mieux « réussir » aux yeux des critiques comme du public cette curieuse alchimie.

Il en résulte que nous considérons la bande dessinée comme un art « composite ». Il me semble même qu’on considère parfois la bande dessinée comme un « multimédia », voire le premier multimédia (je crois que l’idée est de Thierry Smolderen). Je n’ai pas d’opinion vraiment tranchée à ce sujet... Mais je penche pour l’idée que la bande dessinée n’est en rien composite, en rien un multimédia. Elle subsume, tout de même, tous les sens à celui de la vue, d’un côté, et de l’autre, il ne me semble même pas que le dessin et le texte soient des unités irréductibles de son vocabulaire... D’où la nécessité de lui trouver (comme la peinture en son temps) son vocabulaire propre. Je dirai même son axiomatique. L’Oubapo, à sa manière, cherche et raisonne sur l’axiomatique propre à la bande dessinée. Encore une fois, il ne s’agit pas de parler ici d’évolution de la bande dessinée en considérant comme supérieure une œuvre qui aurait réussi à réduire son vocabulaire à sa plus irréductible expression, (comme le « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch serait une sorte de « peinture ultime » derrière laquelle il ne serait plus possible de peindre une nature morte), mais juste d’accorder une place particulière à ces « œuvres ultimes », fondamentales, qui raisonneraient elles-mêmes sur leurs moyens et sur le médium support de ces moyens. Ainsi, la recherche d’un vocabulaire spécifique, à travers les œuvres elles-mêmes, permet l’émancipation et autorise la possibilité aux autres œuvres, moins formalistes, plus « distractives » d’exister sans avoir à se justifier. (...)

Sur cette idée d’art composite, ou de multimédia, rappelons-nous la leçon de Scott MacCloud dans son « Understanding Comics » au chapitre où il raisonne sur l’historicité et la spécificité de la bande dessinée. Il développe l’idée plutôt originale, en faisant reculer l’acte de naissance de la bande dessinée de loin en loin, que ce n’est pas elle qui serait un « mix » de littérature et de dessin (mauvais, donc, car « impur »), mais, qu’au contraire, dessins et textes se seraient séparés et éloignés de plus en plus d’un point virtuel où ils procédaient d’une même origine : celle de l’invention de l’écriture.

Je ne veux pas, ici, remanier les poncifs allant de Lascaux à la tapisserie de Bayeux en passant par la colonne Trajane, mais, bien obligé de passer par eux, j’émets l’hypothèse, à la suite de MacCloud, que « voir et dire » étaient une seule et même chose et que ce sont, au contraire, la littérature et les arts visuels qui auraient conquis leur autonomie par soustraction d’une même origine, une origine qui ressemblerait furieusement aux paternes de la bande dessinée... En cela, la bande dessinée ne me semble, dans son essence comme dans son origine, en rien « seconde » ni « composite » ni « multimédiatique »...

b) Différence entre origine et essence :

Fort de cette mise au point, je voudrais maintenant faire le distinguo entre « origine » et « essence » qui se confondent bien souvent...

Nous confondons souvent ces deux concepts et la bande dessinée n’échappe en rien à cette confusion.
Si nous revenons à une conception traditionnelle de la bande dessinée comme « composite », malgré tout, de plusieurs arts la précédant, une sorte de « monstre » (...) alors nous ne faisons que parler de son origine. C’est-à-dire que nous accordons, historiquement, à la bande dessinée qu’elle naît de plusieurs arts. Je dirai qu’il lui a fallu deux parents... Mais, à l’instar des enfants que nous sommes de nos propres parents, notre « origine » fonde-t-elle notre « essence » (soit notre identité) ? Sommes-nous la somme de ces deux parties qui nous précèdent ?
Non. Si l’origine prétendue de la bande dessinée est peinture/dessin + texte/littérature, son « essence », son identité n’est en rien cet hybride. Nous savons, intuitivement, que la bande dessinée n’est en RIEN cette simple addition.

La métaphore la plus récurrente pour mieux définir la bande dessinée est celle du cinéma. En effet, le cinéma n’est-il pas lui-même de l’image ajoutée à du texte (avec ceci que le texte est son et que l’image est mouvante (on ajoutera ici le théâtre, mais le lieu n’est pas de comprendre le cinéma...)) ? D’où l’emploi récurrent de termes que le cinéma a fait siens : caméra, hors-champ, cadrage, montage, zoom, travelling, story-board...
(*Je ne reviens pas sur l’historicité et la paternité de ces termes (...). Il se trouve juste que, confirmant mon hypothèse, si « l’origine » des termes de ce vocabulaire procède d’arts plus anciens (ou est commun à beaucoup des arts visuels), le cinéma se les est appropriés au point de les amalgamer à son essence même, tant est si bien que l’on pourrait émettre l’hypothèse d’une consubstantialité à l’identité cinématographique de ce même vocabulaire (mais là encore n’est pas la question, nous la laisserons donc en paix)...)

Tout cela pour dire que, précédant ou succédant aux arts dits « majeurs », la bande dessinée n’en a pas moins une spécificité qui la rend indépendante, autonome et nécessitant l’invention ou la récupération d’un vocabulaire propre, à travers à la fois d’une critique spécifique (et nous sommes tous d’accord pour constater que le corpus critique en bande dessinée est très maigre...) et la création d'œuvres, nous dirons, de « recherches fondamentales » (...) seules capables de fonder une grammaire originale et elle-même spécifique.
(*Là aussi, inutile de préciser que, contre vents et marées, de telles œuvres et de telles critiques existent déjà. Mais elles sont seulement encore trop peu nombreuses et méconnues la plupart du temps, et des critiques extérieurs au médium et d'un public qui ne serait pas autre que « fan »).

(...)

Certes, « l’origine » (encore !) de la pratique « diaristique » est sans doute à trouver du côté de la littérature. Sans doute. Mais, comme il existe aujourd’hui des « journaux » (intimes) en vidéo, il n’y a aucune raison que la bande dessinée ne s’approprie pas cette pratique (je dis « pratique » et non « genre », car je ne crois pas que le « journal » ou l’autobiographie soit un « genre » (je n’ai pas le temps de développer...)). (...) [S]i je parle d’appropriation, c’est qu’à partir du moment où, en bande dessinée, la pratique autobiographique s’effectue, c’est bien parce que le « vocabulaire » spécifique de ce médium PRÉCÈDE le geste autobiographique et non l’inverse. Cette hypothèse permet de court-circuiter la question qui ne manque pas de m’être posée (à moi et à beaucoup d’autres dans cette situation, à Marjane Satrapi, entre autres (...)) : « pourquoi avoir choisi la bande dessinée pour raconter votre vie ? » (...). Ainsi, "je" réponds en inversant les termes : « Je n’ai pas choisi la bande dessinée POUR raconter ma vie, j’ai choisi de raconter ma vie POUR FAIRE de la bande dessinée ».
L’important, dans ce « geste » (le mien, donc) ce n’est donc pas de subsumer la bande dessinée à la littérature, en inféodant encore la première à cette seconde, c’est de montrer PAR LE FAIRE ce qui est spécifique à la réalisation d’un journal, ce qui ÉMERGE d’un journal, ce qui se CRÉE dans un journal quand celui-ci est en bande dessinée. Il serait impossible que le « Journal » soit fait en littérature. Il y a des spécificités et des questionnements propres à la bande dessinée qui DOIVENT INTERROGER LA FIGURE MÊME D’UN JOURNAL (et non l’inverse !). La question n’est donc pas : « qu’est-ce qu’apporte la bande dessinée à un journal (à des mémoires, à une autobiographie, à de la science-fiction, à du polar, à du fantastique – même si ces découpes ne sont pas sémantiquement de même valeur (pas le temps de développer, comme cette histoire de « genre »)) » mais, au contraire : « QU’EST-CE QU’UN JOURNAL (etc.) APPORTE À LA BANDE DESSINÉE ! ». D’où la nécessité de la présence des visages dans mon travail, par exemple, qui s’oppose, paradoxalement, à la non-nécessité de les nommer (ainsi que les lieux)... En effet, difficile en littérature de faire ré-intervenir un même personnage sans le nommer (alors qu’il est inutile voire nuisible de re-décrire à quoi il ressemble), à l’inverse, il est difficile en bande dessinée de faire ré-intervenir un personnage sans le montrer (alors qu’il est inutile, voire nuisible de le nommer systématiquement) (nous ne rentrons pas ici dans les « exceptions » à ces règles qui procèdent déjà du « jeu » avec le médium et avec le lecteur : évocation d’un bruit, d’une couleur, d’un goût, comme métonymie d’un personnage, car tous les arts, à leur manière, « jouent » avec ça, justement)... Nous voyons bien ici que ce qui est spécifique à mon travail obéit davantage aux règles du médium utilisé (ici la bande dessinée) qu’à celles de la « forme journal » (là-bas en littérature).
Si je me suis autorisé cette longue parenthèse concernant mon travail, c’est bien qu’elle répond, par extension, me semble-t-il, à la question qui se posait au départ sur la spécificité de notre médium : spécificité déboutant l’idée, incomplète ou imprécise, à mon sens, d’une « hybridation » originelle débouchant sur une fatale vassalité en regard les arts dits « majeurs ».) »

Forum de la mdaBD, le 18 décembre 2002

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Sur les super-héros

« Que l'origine des super-héros soit à découvrir du côté de l'adolescence ("mon corps change, personne ne me comprend, je suis différent"), du ressucé des mythologies du vieux continent et soit réactualisée ad libitum, en effet, par une Amérique qui a pour vocation de gommer l'Histoire universelle au profit de la sienne (voir Gladiator comme réécriture de l'histoire de l'"Empire" par ce prisme) ne donne pas toutes les clefs pour comprendre l'essence du super-héros. Car, avec une telle lecture, quelle interprétation donner de l'oligarchie céleste Marvel, avec des personnages de plus en plus abstraits, des "entités" comme le Phénix, Galactus, Éternité, le Tribunal vivant (Janus magnifique, sorte de Saint-Michel cosmique), Ordre et Chaos, les Célestes, les Gardiens ("journalistes" de l'espace), l'Intermédiaire, La Mort elle-même ? (...) Le jansénisme marvélien n'est pas tout à fait le protestantisme des WASP, tout de même. Il s'y oppose, d'une certaine manière, puisqu'à la philosophie capitaliste du "Dieu m'a donné la volonté pour que je gagne du fric et vit que c'était bon" se dessine chez le super-héros une figure d'humaniste de base qui refuse souvent d'utiliser ses pouvoirs à son profit et cherche plutôt à comprendre la responsabilité qui lui est échue en évitant au maximum de faire du mal et si possible en tâchant de faire le bien…

Nous pouvons toujours faire une lecture "adolescente" du super-héros "terrestre", celui qui, par le biais d'un drame, d'une blessure, d'un accident, d'une mauvaise expérience, origines inaugurales de son pouvoir les acquiert, mais que dire des "figures" cosmiques qui ne font pas l'objet de séries mais peuplent et donnent sens, parfois contre-sens, à tous ces univers ? Seules allégories de substitution des vieilles allégories classiques (La Mort, Messire Haine, l'Amour ? - ces entités existent dans la mythologie super-héroïque…) façon L'Astrée ? Métaphore simpliste pour que l'ado moyen puisse donner un nom à ses angoisses ? Alors quelles infériorités avec les vieux dieux païens de chez nous où, à l'instar de ce que nous dit même Astérix, il existe un dieu de la moutarde qui s'appelle "Amora" et qui nous monte souvent au nez ? Enfin que faire de nouveau de personnages divins comme L'Étranger, Éon, les Jardiniers, Dormanu…? Seules allégories de "passions" humaines, d'idéaux, de péchés ?

Non. Je crois qu'à l'instar de toute création, lorsqu'il y a suffisamment d'ingrédients et de talents, la mayonnaise finit par prendre et se produit une "émulsion" qui dépasse la seule addition des éléments de départ. L'incroyable relecture folle que propose Ross de l'univers Marvel dans sa triple série des Earth, Universe et Paradise X l'atteste. On ne peut pas réduire une aventure pareille à une simple équation ado+Amérique+… Dans certains épisodes de Titan, je me souviens d'une confrontation entre le Phénix et Galactus : c'était du Shakespeare. Si le super-héros fait ce qu'il fait parce qu'il le doit alors on obtient parfois du Corneille… Quant aux derniers épisodes des X-Men je mets au défi quiconque de me donner un exemple de bande dessinée qui fait davantage l'éloge de la tolérance entre les peuples (via la métaphore du "mutant"), en réussissant à le faire avec une incroyable finesse d'esprit en plein cœur de scènes d'action particulièrement musclées. Quant à ma bien-aimée Authority, que dire de héros qui veulent faire triompher le flower power ? La seule Amérique des sixties ?? »

Forum de la mdaBD, le 16 août 2003

 

« Certes, il me paraît difficile pour un Européen de se mettre à réaliser des sculptures bantous ou dogons dans le style traditionnel mais le super-héros !… Dans la mesure où les Américains eux-mêmes ont créé légions de super-héros étrangers je ne vois pas ce qui empêcherait un Suédois d'en créer un ou plusieurs qu'il implanterait où ça lui chante… Certes, comme nous le disions plus haut et comme je l'induisais moi-même, il y a, de part le système même de l'édition et de l'économie américaine la possibilité de faire "monter la mayonnaise" des récits super-héroïques grâce au fait que chaque auteur peut reprendre le mythe initial à sa sauce… Certes, la bande dessinée franco-belge n'est pas un système qui permet une émulation similaire. Certes un auteur seul ne pourrait pas créer une mythologie aussi foisonnante que ce que 50 ans de comics et des centaines d'auteurs, d'éditeurs, de passation de pouvoirs, de luttes intestines, de réconciliations auront pu permettre… Mais cela interdit-il de tenter le coup?

En tout cas, cela m'intéresse. Je ne prétends pas être Stan Lee, Kirby ou remplacer a fortiori tout DC ou Marvel ; je ne prétends pas davantage être original, j'ai envie, juste envie. L'idée me plaît, j'en ai quelques-unes… Et je ne vois pas en quoi on pourrait douter d'un super-héros hors Marvel et DC (car c'est de ça qu'il s'agit, en fait) puisqu'aucune maison d'édition européenne, que je sache, n'a le monopole du héros médiéval, de l'anti-héros, du récit de "réalité quotidienne", du polar, de l'héroic fantasy ou de que sais-je d'autre. »

Forum de la mdaBD, le 19 août 2003

 

« Visuel, visuel… Pour ma part (oui, ça pourra paraître curieux…) je me contrefous totalement de la partie graphique des comics de longue durée… L'image de l'autoroute à échangeurs n'est pas celle que j'aurais employée (j'aurais plutôt pensé aux diverses bifurcations bucoliques des sentiers d'une belle randonnée, hum… mais bon) mais c'est à peu près ça et ça ne me fait absolument pas peur…

Ce que l'on cite comme pouvant faire "peur", je crains que ce soit ce qu'on appelle par ailleurs culture (ici, "culture comics")… Se pose-t-on la question concernant les grands mouvements de pensée littéraires ou philosophiques, par exemple ? (oui, bon, je fais un raccourci qui rallonge, mais bon…). Avant de comprendre Heidegger il faut piger Hegel ou Kant, ou même Wittgenstein et remonter à Platon… Pour comprendre le pourquoi de l'arc brisé gothique, il faut comprendre le plein-cintre du roman. Pour pouvoir comprendre la musique de Boulez, il faut remonter à Schoenberg, à Mahler, à Bruckner puis à Beethoven et enfin à Bach… Mais si l'on veut mieux capter Bach, un détour par Buxtehude n'est pas déconseillé… et tout ceci n'excluant pas (évidemment) "l'illumination" de certains malins qui peuvent comprendre l'un de ces grands noms sans avoir eu à connaître les autres (ce qui n'est pas mon cas car je suis un inculte et il faut qu'on m'explique longtemps, d'où la lecture des uns pour piger les autres…).

Bref, ce qu'on peut reprocher aux "détours" des scénarii des comics (américains, puisque c'est à eux qu'on en veut), n'est-ce pas ce qui effraie la plupart du temps tout béotien devant l'énorme bibliothèque mondiale de la culture qu'il faut un peu goûter pour avoir quelques clefs de la compréhension du monde ?

(...) Bon, pour revenir au dessin, il y a quelques noms qui reviennent régulièrement ici et qui peuvent offrir des pistes à ceux qui ont "peur" d'emprunter les voies d'accélération qui mènent aux autoroutes comics… Il y a Ross, déjà cité, Hitch, Quitely… Sur les derniers X Men, j'ai du mal à voir où sont les effets Photoshop car c'est plutôt très sobre… En tout cas bien davantage que sur nombre de nos "jeunes" séries européennes avec ce trop fréquent rendu violacé à vomir et ces effets de modelés radioactifs sur les anatomies ou dans les cieux (beurk!)… Donc les défauts soulevés ici sont les mêmes partout et je les trouve plus pardonnables sur des séries faites pour une assez grande consommation en fascicules souples, et dont les défauts se corrigent par la production massive (et l'apparition proportionnellement identique à une production plus faible de vrais talents), que sur nos ch'tites séries cartonnées hyper-chères dessinées par des ââârtistes persuadés d'avoir pondu le rêve ultime de leur petite imagination en trois albums (pour parodier la parodie qu'on applique souvent à mon propre discours (nouveaux rires dans la salle)). »

Forum de la mdaBD, le 28 août 2003

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Sur l'apprentissage du dessin

« "Savoir dessiner"… La grande formule qui nous tue tous… On ne sait pas dessiner avant de savoir observer, avant d'observer tout court, d'ailleurs… Le dessin d'observation, je ne vois que ça pour délier l'œil puis la main… Une pratique quotidienne du dessin d'observation, un carnet, petit ou grand, un outil (ingrat, de préférence - genre sale Bic ou même rotring un peu pourri…) et, hop, tout ce qui passe devant…

La terrasse de café est un bon exemple pour se poser et dessiner (les attitudes des gens, par ex.). Et il faut en profiter, jusqu'à la mi-octobre on peut encore dessiner à l'extérieur. Après, il y a l'intérieur du café… Je conseille également les croquis d'extérieur (rue, architecture, ensemble urbain…) et même de paysage, si on a la chance d'avoir une belle vue (les champs ou les toits et la lumière qui vient dessus…). Enfin, tout est bon dans le cochon. Tout. »

Forum de la mdaBD, le 6 septembre 2003

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Sur la critique (négative)

« "Parlez de moi : en bien ou en bien".

Voilà.

Il n'y a pas de critiques négatives constructives. C'est un oxymore, une aporie, un rêve inventé par les critiques eux-mêmes pour justifier leur minable petite existence. Si cette critique est constructive, dans le meilleur des cas, elle le sera pour quelqu'un d'autre que celle ou celui à qui elle s'adresse. Il m'arrive de lire des critiques incendiaires adressées à d'autres qu'à moi. Il m'arrive parfois de méchamment m'en réjouir quand il s'agit d'un travail que je n'apprécie guère… Ce n'est pas bien, je le sais. Ça ne construit rien. Mais il m'arrive de lire aussi des critiques d'un boulot que je ne connais pas ou mal ou sur lequel je n'ai pas d'avis… Et il arrive que cette critique, même incendiaire, fasse appel à des arguments que je peux entendre ou comprendre, que ce qui est critiqué là montre une vision, un point de vue singulier sur ce qu'aurait dû être (aux yeux du critique) l'œuvre. Il m'arrive d'en tirer des enseignements, parfois.

Mais sur mon propre travail, jamais. C'est impossible. C'est du feu.

En même temps, je ne peux m'empêcher de croire que la critique négative, pour peu qu'elle soit construite à défaut d'être constructive, est souvent la plus juste dans son injustice apparente. Alors je pense à la mort et cherche un sac de cendres pour m'en couvrir la tête…

Chacun ses responsabilités. Ce n'est pas parce qu'on tend un révolver chargé à quelqu'un qu'il est obligé de tirer. »

 

« À mon avis, comme pour beaucoup de choses et d'idées, la critique est effectivement motivée par le seul besoin d'exister et aux dépens d'un organisme-hôte : l'œuvre et/ou son auteur. Les auteurs veulent exister ? La belle affaire ! C'est une évidence ! Rien de nouveau sous le soleil… Une œuvre existe parce qu'elle aspire à l'existence, ex nihilo, suspendue dans le vide, comme ça. La critique est censée être là pour éclairer cette œuvre, son "art" à elle est d'autant plus difficile, sans doute, qu'elle a pour moteur premier cette curieuse motivation : éclairer l'œuvre.

Or, ce qu'elle oublie, ce que nous oublions bien souvent, c'est que, par sa difficulté même, elle n'éclaire rien du tout hormis sa propre propension à l'existence et à la prolifération. Je crois seulement à un darwinisme radical des idées dans ce cas : il existe un terrain fertile, l'œuvre, et toutes sortes de plantes poussent dessus, entre autres, les critiques. Celles-ci ont vocation téléologique rétroactive : éclairer voire expliciter. Mais elles ne font qu'être là après l'œuvre et souvent ne font rien qu'utiliser son sol et ses éléments fertiles pour, au mieux, ne pas trop déranger l'organisme-hôte (en botanique on parle alors de plante épiphyte) en faisant un curieux doublon inutile et, au pire, suce la sève de l'organisme-hôte (on parle alors de parasite). Rares sont les cas d'authentique symbiose, où les deux organismes s'enrichissent mutuellement.

Ce que je veux dire, c'est que très souvent, qu'elle soit positive ou négative, la critique ne dit rien de l'œuvre dont elle parle et dont elle est censée procéder mais elle en dit beaucoup de celui qui l'émet.

C'est simple, citez-moi une seule critique que vous auriez retenue comme étant une preuve d'exemplarité concernant l'œuvre dont elle se serait faite l'écho. Je ne parle pas d'une critique qui, un jour, par hasard, vous aurait donné envie de lire tel ou tel livre, voir tel ou tel film, mais d'une critique qui vous aurait réellement éclairé.

… À part les monographies tardives de 800 pages sur un auteur, je ne vois pas. »

Forum de la mdaBD, les 9 et 10 octobre 2003

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Si vous désirez trouver d'autres entretiens avec Fabrice Neaud, j'en liste quelques-uns ici, sur la page Ouvertures.

 

 

 
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