Entretien (2ème partie) : Représentation...

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Sébastien Soleille : Tous vos dessins reposent-ils systématiquement (au moins lorsque c'est possible) sur une photographie, un croquis, ou autre type d’observation directe ? Effectuez-vous souvent des dessins de mémoire ?

Fabrice Neaud : Disons qu’avec cette liste vous avez exprimé à peu près… tous les modes de représentation possible ! Donc il est difficile de ne pas répondre « oui »…

Il faut repartir de l’intention de départ qui est : représenter quelqu’un qui existe ou qui a existé. C’est-à-dire : quelqu’un que je ne peux pas inventer. En fait je fais ce que je peux avec ce que j’ai ! À partir de là, plusieurs scenarii sont possibles :

  1. Soit j’ai des photographies en ma possession, soit j’ai des croquis d’observation, soit je n’ai rien.
  2. Après, soit je peux encore demander à la personne de poser pour moi (pour des dessins ou des photographies et même maintenant pour des « films ») soit je ne peux pas.
  3. Là encore, plusieurs possibilités s’ouvrent où se ferment devant moi : soit je ne peux pas parce que la personne n’est plus là (éloignement définitif, décès…) soit qu’elle ne veut pas.

Photos de DominiqueL’idéal, bien évidemment, c’est la situation 1). Faut-il encore que la personne veuille bien accepter d’être représentée dans mon travail. Mais cette situation particulière nous amène à des développements ultérieurs qui seraient compliqués de traiter maintenant. Partons de l’hypothèse (assez fréquente, tout de même) où la personne accepte d’être représentée. À partir de là, je n’ai pas de moyens privilégiés. Vu que je fais un travail précisément sur la représentation, voire la perception, il est nécessaire pour moi de prendre en charge tous les modes possibles de captation de l’image d’autrui. Plus j’en ai, plus facile sera mon traitement de sa représentation. Plus j’en ai, plus je peux faire le choix de la représentation adéquate. Car, en effet, il ne s’agit pas pour moi de transformer des « personnes » en « personnages »… Il s’agit, bien au contraire, de leur rendre le plus de justice possible pour que le lecteur n’échappe jamais à l’idée que le « personnage » qui est dessiné dans le livre a une réalité, quelle qu’elle soit, et que cette réalité dépasse et échappe malgré tout à la représentation que je vais en donner. Il ne s’agit donc pas de rendre les « personnages » identifiables en tant que patronyme : le patronyme ne dirait rien de la réalité du « personnage », il se contenterait de marquer le récit comme « témoignage », ce dont je me fiche éperdument. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle je nomme assez peu, patronymiquement, mes « personnages », pour éviter, tant que faire se peut, qu’on identifie mes récits à des « témoignages ». Donner le patronyme ne serait pour moi que réciter le mantra stupide du récit autobiographique classique, avec sa tautologie bête : « ceci est vrai parce que ceci est vrai ». Je ne souhaite ni montrer du doigt ni psalmodier bêtement cette litanie de la « vérité » (des noms, des êtres, des lieux). Bien plus que cela, je souhaite que le lecteur ressente que les « personnages » dessinés sont réels. Pour cela, il me faut bien utiliser toutes les ressources et tous les pouvoirs de la représentation pour leur rendre cette justice ! Ce qu’un bête patronyme ne ferait que court-circuiter, car s’il signe la « réalité » prétendue de l’être représenté de manière purement conventionnelle : nous sommes notre nom et notre prénom, ils fondent notre identité juridique. Ce qui m’importe, moi, c’est de parvenir à signer la réalité ontologique de mes « personnages », leur réalité extra-diégétique… En cela, il faut donner au lecteur cette impression que je peux représenter la personne réelle de toutes les manières possibles de façon à montrer qu’il existe bien, derrière ses représentations, une réalité. D’où la nécessité de la photographie et du réalisme, non pas parce qu’en eux-mêmes ils sont plus des « marqueurs » du réel que toute autre forme de représentation, mais parce que rendre efficiente cette ambition ne peut faire l’impasse sur la première et encore moins faire l’économie du second.

L’idéal est donc d’avoir : des photographies, des films, des croquis, des dessins posés et… la mémoire pour lier le tout et comprendre comment se re-présente la personne à ma perception. Les cas les plus simples sont évidemment les amis où les gens suffisamment proches de mon travail et au fait de ce que j’en fais (je veux dire le plus loin possible du fantasme smolderenien de la soi-disant « prédation » que j’opèrerais sur mes modèles) pour se prêter au jeu d’être les modèles d’eux-mêmes. Je parle des êtres extra-diégétiques que sont « Denis », « Xavier », « Loïc », etc.

Stéphane pris en photoPour être concret et en faisant encore abstraction, pour quelques temps, du droit des modèles à refuser d’être représentés, je dirai que pour « Stéphane », par exemple, je disposais d’une quarantaine de photographies et d’une dizaine de dessins. Je les ai tous utilisés pour la réalisation du tome 1 du Journal. Idem pour « Dominique ».

Certains modèles, plus lointains, se sont dérobés d’une autre manière à la représentation… Par exemple, il m’est difficile d’obtenir une photographie d’un amant de passage, par exemple ! Ce qui paraît assez logique… Mais si j’ai nécessité à raconter le « passage » de cet amant, ce sera souvent pour dire quelque chose qui aura plus lien avec la « situation » vécue qu’à la réalité de l’être : il devient alors légitime « d’inventer » un personnage qui aurait très bien pu être un autre dans la réalité elle-même…

Après, tous les cas de figure qu’offre le réel, ce grand pourvoyeur d’empêchements de tourner en rond, m’amène souvent à des cas limite, comme l’absence du modèle initial ou sa disparition. Sans compter son possible refus d’être représenté, ce qui nous amène à des abîmes de difficultés pour mener à bien mon projet !

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Vous avez été beaucoup attaqué pour avoir représenté des personnes réelles (voir notamment le volume III). Une de vos réactions a été, dans 'Émile – du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours)', de ne représenter personne... Ces attaques ont-elles modifié votre manière de procéder ? Demandez-vous maintenant par exemple l'autorisation des personnes représentées (comme c’est suggéré, au moins pour certains personnages, par les dédicaces des 'Riches heures') ?

Sur la modification de ma manière de procéder : et comment ! Comme vous l’avez signalé avec Émile, de violentes critiques, découvertes par hasard sur le Net à l’époque de la parution de ce récit, en 2000, m’ont complètement inhibé, pour rester pudique. J’avais initialement prévu de dessiner, finalement, le fameux « Émile » dans ce court récit. Mais la lecture des critiques, essentiellement formulées par un certain Thierry Smolderen à l’égard de la représentation du « Dominique » de mon tome 3 du Journal, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir et que j’ai déjà évoquées, m’ont tellement affecté et blessé, m’ont tellement donné mauvaise conscience que je me suis interdit de représenter Emile alors qu’il était prévu que je le fis.

Demander une autorisation aux personnes que je représente ? J’aimerais bien, parfois !

Loïc et XavierMais qu’on se demande un peu ce que représente une telle entreprise en régime autobiographique. Vous imaginez bien qu’il ne doit pas être trop trop dur de demander l’autorisation d’utiliser l’image d’autrui quand il s’agit d’amis. Vos amis vous font confiance et vous leur faites confiance, pensez-vous. Sauf que même dans ce cas précis, c’est déjà très compliqué ! Le seul fait de leur demander une autorisation écrite nourrit le soupçon : « mais qu’est-ce que tu veux vraiment raconter pour que tu aies besoin de mon autorisation ? » Aussi êtes-vous tenu de leur dire, par le menu, ce que vous allez leur faire dire dans votre travail… Aussi n’avez-vous plus aucune liberté de manœuvre pour articuler votre récit par la suite. La moindre modification des propos tenus par un de vos « personnages » représentants un ami exige de vous que vous redemandiez l’autorisation en la reformulant. Impossible de faire une autorisation sous forme « forfaitaire », cela laisserait à vos amis le loisir de penser que cette autorisation vous dédouane de tous les propos que vous souhaitez leur faire tenir, de toutes les situations dans lesquelles vous souhaitez les faire figurer. Un vrai casse-tête qui fiche d’emblée une ambiance malsaine entre eux et vous.

Ainsi, le seul fait de demander une autorisation peut suffire à vous brouiller d’avance avec certains d’entre vos amis. Je ne vous parle pas de la lourdeur devenant toute administrative qui s’immisce entre eux et vous. Cette histoire d’autorisation devient quasiment un travail à plein temps !

… Alors je vous laisse imaginer quand les représentations d’autrui ne sont pas celles de vos amis.

Alors on fait les choses à moitié. On demande à certains, mais oralement, pas à d’autres. Pour ma part, je n’ai aucune autorisation écrite de qui que ce soit car, selon ce que j’ai dit précédemment, c’est tout bonnement impossible d’obtenir de telles autorisations. Sans compter, là aussi, qu’en dehors de vos amis, vous vous interdisez tout point de vue un tant soit peu critique sur qui que ce soit avec ce genre de procédure ! Intervient donc la fameuse et péniblissime autocensure. C’est ce qui c’est passé avec le récit Émile.

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Vous travaillez à partir de l’image des autres, à partir de documents visuels ; n’avez-vous pas peur de vous faire attaquer pour atteinte à la vie privée ou pour copie de documents sous copyright ?

Nous y voilà.

La législation en matière d’utilisation ou de représentation de l’image d’autrui en France est au moins aussi draconienne et castratrice qu’aux États-Unis à qui nous n’avons rien à envier en ce domaine. Tout est dit dans l’article 226 du Code pénal sur ce qui est défini comme étant « l’atteinte à la vie privée ». Je rappelle, en bref, l’article 226-1, par exemple (le citer in extenso serait un peu long) :

« Est puni d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, au moyen d'un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui :
« 1º En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ;
« 2º En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé.
« Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu'ils s'y soient opposés, alors qu'ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé. »

Partant de là, il est évident que l’utilisation de l’image d’autrui pose un sérieux problème. Je renvoie en partie à votre question précédente et à la réponse que j’ai tenté de faire.

Mais on pourrait étendre la problématique à l’utilisation d’autres images : les images publicitaires, les marques, les lieux privés… En gros, il y a trois grandes catégories de problèmes juridiques potentiels liées à l’image :

  1. l’utilisation d’une marque ou de l’image d’une société existante, voire d’un lieu ou objet appartenant à un sujet privé,
  2. la reproduction ou l’inspiration d’une œuvre déjà existante,
  3. l’utilisation de l’image d’autrui.

1) Il est paradoxal de constater, par exemple, que les marques et la publicité s’imposent à nous dans l’espace public alors qu’elles nous interdisent explicitement de les utiliser à notre tour dans une œuvre.

Je crois pouvoir ajouter qu’en France nous sommes encore à peu près protégés contre la dictature des marques qui polluent notre espace visuel, l'espace public et revendiquent le droit au contrôle absolu de leur représentation… Pourtant, nous n'y sommes pour rien si dans notre réalité nous sommes infectés par la représentation de telle ou telle marque. Les marques, et les firmes qui les sous-tendent, ont cette prodigieuse prétention à vouloir s'imposer à nous, de le faire, mais refusent qu'on retourne contre elles les armes mêmes qu'elles utilisent pour nous infecter. Si juridiquement le problème peut être assez épineux (il vaut mieux ne pas se frotter aux marques) c'est philosophiquement et moralement inadmissible et scandaleux : un pan même de la réalité visible se dérobe juridiquement à la représentation !

Je crois que l’un des devoirs d’un auteur est de se coltiner avec ce type de scandale et de refuser de se voir dicter par l'extérieur ce qu'il peut ou non représenter. Il me semble défendable d'alléguer le droit à la polémique, à la citation et, surtout, à la représentation. Nier l'existence des marques et/ou les détourner avec cet éternel second degré en modifiant un brin le nom d'une marque me semble être l'aboutissement même du scandale. Ou comment l'humour lui-même devient le valet des marques et parvient à faire abdiquer le travail des auteurs à leurs diktats. Le cinéma et la télévision ont cédé aux injonctions des marques. Ne serait-il pas du devoir de la bande dessinée d'y résister ? Pour ma part, je réclame le droit de représenter la réalité sans détour et si, dans mon espace visible, apparaît une marque, j'estime avoir le devoir de ne pas la faire disparaître parce que celle-ci aurait la volonté de s'imposer ici mais prierait qu’on l’ignorât là.

2) Le cas de la reproduction d’une œuvre déjà existante est assez complexe. Car il y a le droit de reproduction, le droit de citation et le droit d’inspiration.

Le droit de citation n’en est pas un. En vérité c’est un usage permis. Dans le cas de la littérature, il est permis de citer l’œuvre d’autrui à raison de quelques lignes ou de x caractères (je ne sais pas combien exactement mais on tolère l’équivalent d’une dizaine de lignes). Dans le cas de l’image, finalement, et c’est à la fois curieux et absurde, on n’a pas le droit de « citer » une image qui n’est pas de soi. Il faut impérativement demander un droit de reproduction, qui se monnaye, bien entendu, au prorata d’un rapport de format entre la page et l’image utilisée. Il serait intéressant de se pencher sur la cas de la bande dessinée où la « citation » possible d’une image s’inscrit dans un langage qui ne fait pas de la case l’unité sémantique absolue du médium… Mais nous n’en sommes pas là : la juridiction ne sait toujours pas ce qu’est la bande dessinée et compte chacune de ses « vignettes » comme une unité sémantique complète, ce qui est un non-sens, et tranche donc sur les cas d’utilisation illégale d’images comme si celles-ci délivraient tout leur sens dans la case (alors que la case n’a de sens qu’avec celle qui la précède et celle qui la suit).

PortraitJe me suis heurté à un autre type de problème en souhaitant (pour une fois !) demander l’autorisation pour l’utilisation d’une photographie que j’aurais redessinée entièrement mais dont j’estimais l’importance sémantique dans mon travail assez conséquente pour ne pas tenter de passer outre cette autorisation. Il s’agissait d’un très beau portrait de Raphaël Ibanez, reproduit dans le Livre d’or du rugby 1998 et dont les droits étaient détenus par l’agence de presse Tempsport.

J’ai tout d’abord téléphoné à l’agence pour avoir les coordonnées du photographe. J’ai été très sympathiquement entendu par des gens qui semblaient heureux qu’un auteur de bande dessinée s’intéressât à une de leurs photographies. Si l’essentiel devait passer par eux, il me fallait aussi l’autorisation du modèle (Ibanez), l’autorisation de la marque Adidas (Ibanez arborait un polo avec le logo de la marque bien visible) et m’acquitter du même droit pécunier que pour un droit de reproduction. Je ne reproduisais pas la photographie, je la redessinais. Par ce biais, je ne voulais pas que l’on crût que j’étais l’auteur de l’image en question, bien au contraire, mais je citais explicitement, dans la narration qui était menée autour de cette image, le fait qu’il s’agissait d’une photographie, que j’avais vu dans tel livre et qu’elle était bien le fruit du travail de tel photographe faisant partie de telle agence. C’est un peu comme si, si vous voulez, je redessinais le baiser des amants de Doisneau en expliquant : « je m’appelle Fabrice Neaud et j’ai été très touché par cette photographie de Robert Doisneau que j’ai trouvée dans tel livre ». Hé bien les gens de Tempsport, toujours ravis, au demeurant, ne comprenaient quand même absolument pas du tout ce que je voulais leur faire comprendre. Il y avait entre nous une barrière sémantique infranchissable et, pour eux, même si cela leur faisait plaisir, ils ne voyaient pas de différences entre la seule reproduction de l’image comme si j’avais juste besoin d’un portrait d’Ibanez comme j’en aurais pris un autre et le fait que je faisais explicitement un travail autour de cette image précise en la contextualisant de la manière la plus précise qui fut.

Inutile de vous dire que, pour l’heure, j’ai abandonné l’affaire et laissé le dessin en question dans mes cartons. Les complications apportées par la simple « citation » de cette image me parurent insurmontable, sans compter que j’aurais dû m’acquitter, au bout du compte, d’une somme au moins aussi importante qu’une partie de mes droits d’auteur à moi sur le livre qui aurait cité cette photographie.

La législation sur l’image, finalement, considère la bande dessinée comme le cinéma. Un auteur de bande dessinée, s’il s’acquittait de tous les droits qu’il doit aux divers auteurs, sociétés, marques, gens auxquels il emprunte un nom, une image, une photo, aussi restreinte soit l’utilisation qu’il en ferait, devrait leur consacrer le même budget que le cinéma ! Or le budget pour un film n’est pas celui de la bande dessinée et il y a une équipe complète pour s’occuper de ça. La richesse de la bande dessinée, c’est que l’on peut être seul et fabriquer un livre avec du papier et un crayon, uniquement. Or la législation sur le droit à l’image, quelle qu’elle soit, interdit ontologiquement à la bande dessinée le droit de parler tout simplement de la réalité, de la représenter, avec les marques qui la polluent, les images qui la peuplent et qui appartiennent à d’autres mais qui sont là, autrement qu’en la travestissant et qu’en mentant sur ce qu’elle est : un tissu poreux et un réseau fait de mutisources à multiniveaux.

Ainsi, l’entreprise de parler du réel, qu’il soit autobiographique ou documentaire, est interdit à la bande dessinée si celle-ci veut jouer le jeu de la stricte légalité procédurière. Il est bien évident que face à ce dilemme il n’y a pas trente-six choix et je soupçonne la bande dessinée d’être toujours restée dans les langes de sa neuneuterie constitutive pour cette raison-là, fut-elle inconsciente.

3) Certes, je n’ai pas totalement répondu à votre question, j’ai même botté en touche en glissant des personnes privées aux marques, des marques aux images créées par d’autres… Cela peut paraître un faux-fuyant. Mais je ne me déroberai pas plus longtemps à cette question. Bien qu’une personne privée aurait davantage de raisons de se sentir lésée si on la représente contre son gré dans une œuvre qu’une marque ou qu’une société – qui ont déjà mille fois plus la possibilité de se défendre et ne s’en prive généralement pas – je considère que le problème, du point de vue de l’auteur, est le même. Surtout concernant une œuvre autobiographique.

Je trouve assez malhonnête et lâche, pour le coup, de « modifier » les visages, les noms et les lieux dans une œuvre autobiographique. Je me suis déjà expliqué à ce sujet, sur le fait que dessiner quelqu’un d’autre, « d’inventer » le visage de quelqu’un qui existe dans notre entourage, si c’est moralement louable, assez peu dérangeant pour le lecteur avec l’avantage de préserver la personne privée qu’on épargne alors, je trouve que ce n’est pas esthétiquement ni plastiquement ni intellectuellement neutre. Voilà, c’est exactement ça, en fait. Modifier le visage de quelqu’un n’est tout bonnement pas neutre. Je l’avais mis en perspective dans le tome 3 : si je dessine quelqu’un d’autre que celui ou celle qui compte pour moi, je ne raconte déjà plus la même histoire.

Le problème est insoluble : soit on se passe de la représentation, soit on représente sans fards (je considère que la modification fait renter l’œuvre dans un autre champ qui n’est pas celui qui nous préoccupe ici). Car ce n’est pas anodin. Ce n’est pas neutre. Et, bien évidemment, on se heurte à la possibilité déjà de blesser autrui, puis la possibilité d’aller au devant de problèmes juridiques graves (retrait de l’œuvre, amende, procès…).*

Savoir si j’ai peur ? Bien entendu que j’ai peur ! Je suis terrorisé à chaque fois que j’y pense ! Si bien que, comme je l’ai déjà dit, je suis régulièrement paralysé devant ma page blanche quand je dois dessiner quelqu’un dont je ne suis pas certain que son image lui siéra (sachant que même si nous avons l’accord de la personne en question, elle peut changer d’avis – c’est capricieux ces petites bêtes-là…).

Mais je le fais quand même.

Simplement parce qu’il s’agit de marques, de sociétés, de lieux privés, d’images qui ne m’appartiennent pas ou de gens, je considère qu’il est de mon devoir d’auteur de rendre compte comme je l’entends de la réalité qui m’entoure et que je n’ai pas à m’autocensurer en me demandant à l’avance si je ne vais pas gêner tel ou telle ou bien risquer d’aller aux devants de tel ou tel problème de droits. J’essaie d’être le plus honnête possible. Dans le cas de « citation », je m’arrange systématiquement pour que la « source » soit citée et dans le cas des gens, ma foi, je me suis déjà expliqué à ce sujet : on n’est jamais à l’abri de leurs caprices, même s’ils vous donnent leur accord. Et je vous assure que je m’autocensure déjà bien assez en amont de mes pages, croyez-moi !

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Une chaise... sans EmileVous avez déjà évoqué l’importance pour vous de représenter l’être aimé et le fait qu’il n’est pas pertinent de travestir son image (dans Les Riches Heures notamment)… Comme je le rappelais tout à l'heure, dans Émile – du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours), vous avez choisi de ne pas représenter l'être aimé. A priori, cela ne semble pas être une solution viable de façon durable. Comment envisagez-vous de procéder à l’avenir, notamment en cas d’histoires d’amour en cours ?

Hé bien disons que, pour l’heure, l’avenir m’a réservé d’autres surprises que je ne croyais pas possible : une baisse considérable de tonus, comme nous l’avons déjà vu. Je pense que ce souci lié à la représentation d’autrui n’y est pas étranger.

Comme vous le dites, cette solution n’est absolument pas viable sur le long terme. Je ne peux tout de même pas dessiner toute la suite de mon journal sans représenter personne ! Ca peut être amusant sur quelques dizaines pages, prendre ça comme un procédé oubapien, mais cela finirait fatalement par être réducteur dans le projet. Cela a donné lieu à une relative « réussite » avec Émile, mais je tiens à vous assurer que c’était purement fortuit. Comme la suite de mon journal devrait comprendre quatre gros tomes qui vont développer tout ce court récit paru dans Ego comme X n°7, j’aime mieux vous dire que je ne peux pas m’amuser à faire un millier de pages sans représenter Émile et, a fortiori, sans représenter personne ! La contrainte oubapienne, c’est rigolo cinq minutes, et quand on se l’impose à soi-même, mais quand c’est une censure externe ou, ici, une autocensure, c’est parfaitement ridicule.

Mais le destin, pour retors qu’il soit, m’a un peu favorisé sur ce coup là. De la même manière que le « Stéphane » du tome 1, mon Émile avait disparu de la circulation… En plus, ce qui rejoint votre septième question, je n’avais alors presque aucune photographie d’Émile. Non seulement je n’avais pas « d’autorisation » de représenter Émile de sa part mais, techniquement, je ne pouvais effectivement pas le dessiner : trop peu de documents pour lui rendre hommage.

Je ne rentrerai pas dans les détails de la petite histoire mais le plus grand des hasards m’a ramené mon Émile en 2002 et j’ai obtenu de lui non seulement trois grosses pellicules photos de portraits sous tous les angles mais également (ce qui allait avec) sa « permission » de le dessiner dans mes prochains épisodes… J’en profiterai à l’occasion pour le gratifier de son vrai prénom : Antoine. Ouf…

Je suis très heureux.

Ne reste plus qu’à souhaiter que le jeune homme (qui a de nouveau totalement disparu de la circulation) ne me fasse pas le coup du « caprice » en voyant le livre sorti…

Reste la question de savoir pour le cas d’un « amour en cours »… Dieu merci, personne ne veut de moi donc je n’ai pas eu encore à me poser la question, ha, ha, ha. Mais cela ne changerait pas grand-chose à mon optique, en théorie. Tout cela est du cas par cas. Nous verrons bien.

Je considère aussi que les gens sont censés me connaître, aussi. Du moins ceux qui m’entourent. Je ne vais pas faire tout le boulot d’explication, d’étude de texte, à chaque nouvelle relation. Ceux qui me connaissent ont actuellement quatre livres pour se faire une opinion sur moi – si tant est que des fâcheux style Thierry Smolderen n’aient pas la malhonnêteté intellectuelle de pourrir par « principe de précaution » et mon existence et mon œuvre par avance, avec une lecture réductionniste de mon travail, comme je l’ai dit plus haut.

 

Cet entretien a été réalisé par e-mail entre le 21 mai et le 8 juin 2007.

Toutes les images sont © Fabrice Neaud et les éditeurs (Ego comme X, L'Association)

 

 
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