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Fabrice Neaud et Beaux-Arts Magazine
Ou un épisode du combat pour la reconnaissance
de la bande dessinée
En 1999 est paru dans Beaux-Arts Magazine un article
sur la bande dessinée au ton méprisant. Fabrice
Neaud a protesté en écrivant une lettre à
cette revue.
Voici le texte de cette lettre :
« Quelle ne fut pas ma surprise en apprenant que
Beaux Arts magazine, après avoir réorienté ses intérêts
vers un art plus contemporain, se décidait en plus, à consacrer
quelques pages à la bande dessinée. Cette orientation ne
dérogeant pas au meilleur goût, elle observait la bande dessinée
dans ce qu'elle offre de plus pointu, de l'Association à Amok ;
celle qui, sortant des stéréotypes générés
par le dictat du quarante-huit pages cartonné-couleur, s'aventure
dans les thématiques jusque là seules empruntées
par les autres arts et avec les mêmes exigences de rigueur. Alors
qu'enfin je me réjouissais de cette reconnaissance qui depuis longtemps
tardait à affirmer qu'elle allait de soi, quelle ne fut pas ma
stupeur lorsque je lus la première phrase de l'édito :
"Soyons clairs, si nous consacrons notre couverture et un dossier
aux tendances de la bande dessinée en France, ce n'est pas que
nous considérions la BD comme de l'art.".
Le mot était lâché. Que la suite eut été
un éloge inconsidéré, trois cent pages sur le sujet,
une assignation à comparaître des plus grands, ce déni
d'entrée aurait été encore plus diffamant. Je me
rassurai toutefois en observant qu'à part de grandes illustrations
isolées (ce qui indiquait en soi une méconnaissance patentée
de ce médium, comme le montrait d'ailleurs l'air benêt du
personnage de couverture), le dossier en question n'excédait pas
les quarante lignes d'un survol à peu près égal à
celui qu'auraient accordé ces mêmes pages aux épreuves
du lancé de bidet, ce qui, somme toute, trahit déjà
le peu de cas qu'on peut faire de la bande dessinée.
Le choc demeure cependant. Cette première phrase a tout dit. Lui
succède un panégyrique un peu mou et assez mal argumenté
où, après avoir rabaissé la bande dessinée
au rang de simple expression graphique, on y compare allègrement
Buren et Bilal,
induisant l'évident sublime du premier (ce que Beaux Arts n'a pas
toujours défendu, et ce n'est pas si vieux) pour mieux discréditer
la démarche du second (qui, dans le hasard de la comparaison, se
trouve à n'être pas le plus incontestable). Cet argument
a déjà prouvé sa mauvaise foi. Il suffit pour s'en
persuader de tenter la comparaison entre la démarche d'un cinéaste
(fut-il le plus génial de son temps) à celle d'un écrivain
(fut-il, au même moment, le plus médiocre) !
Ne sachant comment sortir de l'impasse consistant à ménager
chèvre et chou (entendez pour chèvre, lecteur de Beaux Arts
magazine et pour chou, auteur de bande dessinée), l'éditorial
se perd dans les contradictions qu'il a installées : faire un dossier
sur la bande dessinée et continuer à nier qu'elle soit un
art.
Alors on prend des chemins de traverse, et l'on tombe, pour ne pas tout
démolir, sur le cliché de l'"essai" : la bande
dessinée explore, elle est expérimentale, elle essaie. C'est
dans sa partie la plus brouillonne (puisqu'elle n'en est qu'aux expériences)
qu'elle est digne d'intérêt. Tout n'est donc pas perdu et
on comprend mieux comment des artistes, des vrais ceux-là, Lichtenstein,
Errö ou Warhol,
ont pu piller impunément son iconographie pour en faire des uvres,
des vraies celles-ci.
Dire que la bande dessinée est riche de considérer sa richesse
à l'aune de ce qu'elle a d'expérimental c'est éviter
d'affirmer qu'elle est capable de finaliser quoi que ce soit, et, a fortiori,
de réussir.
Cela évite donc qu'elle puisse prétendre, par des uvres
finies, à l'art.
Les comparaisons qui alimentent cette dénégation
sont connues du genre : la bande dessinée est soit une para-littérature,
où l'image vient soutenir un texte appauvri d'écrivain raté,
soit l'ultime refuge d'un académisme pictural, comme aiment à
la considérer quelques nostalgiques du dessin pompier en se réjouissant
de sa partie réaliste, soit, encore, elle est le cinéma
du pauvre, comme beaucoup d'auteurs eux-même aiment à le
croire, frustrés qu'ils sont de voir leur pratique tant déniée
devant la souveraine efficacité du médium des frères
Lumière. Mais la bande dessinée
n'est rien de tout cela. Elle est une mise en narration, séquentielle,
scripturale et graphique, se déroulant sur le support du livre.
Nul n'est besoin, pour elle, d'être cautionnée par la peinture,
la littérature ou le cinéma où un Resnais
aime à la débaptiser pour mieux, peut-être, dénier
à sa définition une spécificité qu'aucun
autre art ne peut prétendre égaler.
Considérons donc : si vous, rédacteurs de Beaux Arts, estimez
que la bande dessinée n'est pas un art, c'est que vous optez déjà
pour l'antique classification de ce dernier en : peinture, sculpture,
musique, etc. Mais cette classification, pour institutionnelle qu'elle
soit, a depuis longtemps statué sur la bande dessinée en
lui octroyant le chiffre 9. La bande dessinée, c'est le 9e art.
Vous faites donc une erreur de jugement qu'il vous faut aujourd'hui corriger.
Si cependant vous optez pour une universalité de l'art qui ne demande
qu'à se manifester au travers des uvres, quels qu'en soient
leurs supports, alors - bien qu'il devienne délicat d'établir
des critères de jugement - il est tout à fait rationnel
de comparer les artistes entre eux et de les classer par ordre d'importance,
historique, plastique, conceptuelle etc. Avec cette seconde option, je
ne vois pas en quoi les plus grands auteurs de bande dessinée (parmi
lesquels, ceux que vous citez) ne seraient pas aisément comparables
aux autres grands artistes de leur siècle. Ainsi, je ne vois pas
que Trondheim et Fabio,
par exemple, aient à pâlir devant Sol
Lewitt ou Raynaud, qu'Aristophane
et Mattoti aient à envier à
Teilhard De Chardin, Michel
Serres, ou Dante, qu'Alan
Moore ait à rougir devant Hitchcock,
Resnais ou Chris Marker,
que Crumb ait à s'écraser devant
Woody Allen et que Dupuy
& Berbérian aient à prendre des leçons
des frères Cohen, pour sensées
que soient ces comparaisons, puisqu'il ne viendrait à l'idée
de personne de comparer la démarche de Ligeti
à celle de Buren, les préoccupations
de Boulez à celles de Fischl,
et les écrits de Gilles Deleuze aux
travaux de Sophie Calle. Cependant, quitte
à continuer dans cette voie imbécile, il n'y a pas à
discuter que, pour ma part, Mauss de Spiegelmann
soit équivalent à Shoah de Lanzmann
(quand on connaît Tsaal, le brûlot de ce dernier, que ne se
serait jamais permis Spiegelmann) et soit
largement au dessus du Choix de Sophie.
Ainsi donc, dire que la bande dessinée n'est pas un art, au regard
des comparaisons que votre revue a osées, me fait le même
effet que les considérations coloniales passant pour aller de soi
(mais cependant réactionnaires), de la fin du XIXe siècle
sur la culture afro-océanienne : cette dernière pouvait
bien constituer quelque exotisme pour des cubistes, des nabis ou des fauves
en mal d'inspiration, mais on ne pouvait certes pas la considérer
comme de l'art, tout comme on avait peine à considérer les
peuples qui la produisaient comme des êtres humains. En faisant
ce dossier, vous n'avez pas fait une seule seconde uvre de journaliste,
et encore moins de critique, vous n'avez fait qu'entériner un état
de fait déjà daté, enfoncer le clou d'une pensée
dite unique dont vous accordez même aux auteurs que vous avez élus
l'octroi de lutter contre. La bande dessinée connaît vos
arguments par cur ! Elle les entend tous les jours ! Mais lorsqu'ils
arrivent à ses oreilles par le biais
d'une presse écrite prétendument sérieuse, il ne
lui reste que deux options : le scandale ou la magnanimité d'un
constat que la dite presse est bien en-dessous des prétentions
qu'elle affiche. Cette
lettre est la première option, la praxis des auteurs la seconde.
Ils vous demanderont donc de les lire en laissant le soin à de
vrais spécialistes de faire le travail que vous n'avez pas fait.
Qu'importe qu'ils fussent souffletés par ce dossier : la beauté
est en eux, la manière, la grâce même. Tant pis si
vous n'avez rien vu de tout cela. Tout amateur d'art le sait bien, ce
n'est pas lui qui choisit l'uvre, c'est l'uvre qui le choisit
! »
Fabrice Neaud
(Texte paru dans le magazine L'Indispensable n°4
en octobre 1999).
Quelques années passent. En 2003 paraît
le premier numéro de Bang, revue haut de gamme co-éditée
par Beaux-Arts Magazine. Elle comprend un
récit de 6 pages de Fabrice Neaud.
La même semaine sort un hors-série de Beaux-Arts Magazine
consacré aux tendances actuelles de la bande dessinée, d'une
qualité rarement, voire jamais, égalée dans la presse
non spécialisée : collaborateurs choisis avec soin, choix
des auteurs et des planches d'une rare justesse. Ce numéro inclut
Fabrice Neaud dans les 37 auteurs marquants
dans le monde et publie une histoire
de la bande dessinée en 6 pages, dessinée par... Fabrice
Neaud !
En décembre 2003, Beaux-Arts Magazine sort un
nouveau hors-série consacré à la bande dessinée,
incluant de nouveau un récit
de Fabrice Neaud.
Enfin à partir de mars 2005, Fabrice
Neaud a la charge d'une rubrique régulière dans Beaux-Arts
Magazine : des reportages en bande dessinée.
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