Discussion avec Fabrice Neaud (2) - Le petit monde
de la bande dessinée
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vers le début de la discussion...
Sébastien Soleille : Revenons un peu
à vous. Comme nous en avons discuté un peu plus tôt,
on peut noter au moins deux points par lesquels votre oeuvre se
distingue de la majorité des albums 'indés franco-belges'
:
- votre choix d'un dessin réaliste et votre refus du
style « patate » ;
- 'attention que vous portez aux 'singularités nues'
de vos 'personnages', votre souhait de 'déposer le masque'
lorsque vous dessinez votre autobiographie.
Ces deux choix se renforcent mutuellement pour
aller vers plus de spécificité, plus de singularité
des 'personnages' et des événements relatés,
moins d'universalisme 'mou'. (Je pense cependant que l'on peut se
demander si ces récits très singuliers ne permettent
pas d'atteindre un certain degré d'universalisme à
un niveau de lecture plus profond.) Vous n'êtes bien entendu
pas le seul à avoir opéré de tels choix. Nous
avons déjà évoqué Frédéric
Boilet qui a fait le choix du réalisme ; Xavier
Mussat, même si son dessin s'apparente au style 'patate',
décrit dans ses récits des événements
et des états d'âme très personnels, loin de
l'universalisme mou si présent dans la production actuelle.
(On peut d'ailleurs remarquer que de tels choix sont sans doute
particulièrement fréquents chez les auteurs publié
par Ego comme X.)
Comment ces différences ont-elles été
perçues à vos débuts dans le petit monde de
la « bd indé »? Vous avez dit un peu
plus tôt que la réaction avait été plus
que mitigée, vous avez même parlé d'« ostracisme ».
Ces oppositions à votre travail n'ont sans doute pas été
particulièrement perçues par le grand public, ni même
par le public averti, même si on peut en trouver des traces
dans certains épisodes du volume
(III) du Journal. Votre Alph'Art Coup de coeur en 1997 pour
le 1er volume du Journal
laissait même supposer un accueil favorable de la profession.
Pouvez-vous nous parler plus précisément de cet accueil
au moment de vos débuts, voire après, et des difficultés
que vous avez rencontrées dans le monde de la bande dessinée
?
Fabrice Neaud : Difficile de faire entendre
que laccueil dun travail comme le mien, ou comme celui
de nimporte qui, peut se faire à plusieurs niveaux.
Le public, quil soit averti ou non, a tendance à prendre
comme argent comptant une vague « moyenne » :
un travail est plutôt bien ou mal reçu. Il peut être
ovationné, plébiscité ou descendu en flamme
tout autant. En ce qui concerne mon travail, on retient quil
a été plutôt bien reçu, et même
ovationné par endroit. Mais tout cela reste une moyenne,
une perception moyenne. En réalité, et nous parlons
bien ici du début, si ce bon accueil est une réalité,
il a demblée subi quelques critiques de taille. Il
faut avouer que ces critiques sélargissaient dailleurs
à lensemble des éditions Ego comme X. Dès
le départ, soit 1990-91, alors que nous emboîtions
le pas à lédition « indépendante »
quelques mois à peine après les autres déjà
en place (je parle ici de lAssociation, du Cheval sans tête
ou des éditions Fréon je nai pas le souvenir
quil y en ait eu dautres notables à lépoque),
nous avons été perçus comme une sous-maison
dédition « indé ». Les
critiques, feutrées mais réelles, émanaient
essentiellement du collectif Fréon (avec qui les relations
se sont améliorées depuis, face à lindigence
toujours plus généralisée de lédition
dont jai déjà parlé) et surtout de certaines
de ses personnalités. Sans doute est-ce quelque chose qui
nintéresse pas le public ou qui, bien pire, ne peut
intéresser quun public de geeks et de nerds friands
danecdotes vénéneuses. Au regard de lHistoire,
ces petites anecdotes nont sans doute que peu dintérêt,
espérons-le : elles furent cependant déterminantes
pour qui ont vécu ces moments et les bouleversements internes
au paysage éditorial de lépoque.
Je suis quelquun dassez sensible, peut-être
un peu paranoïaque, diront certains de mes ennemis (ha, ha,
les ennemis du paraneaud
), mais il est évident quaborder
la bande dessinée dite « indé »
avec un dessin réaliste, voire photographique, cela ne pouvait
guère plaire en plein radicalisme avant-gardiste. Il y avait
de quoi également. Il ne faut pas oublier que le réalisme,
quun certain réalisme, a toujours été
une sorte de panacée en dessin de bande dessinée.
Noublions pas quaujourdhui encore le réalisme
se taille une part belle dans lédition mainstream
Et quel réalisme ! Un réalisme souvent laid et
peu ragoûtant, émanant dauteurs qui nont
pas dautres références graphiques que la bande
dessinée elle-même
Nous ne referons pas cette
énième attaque contre la BD mainstream mais comme
il sagit de resituer le contexte de lépoque
Bref, on a pu me voir débarquer avec ce « style »
(en est-ce un, encore une fois ?) comme un pur réactionnaire.
Je me souviens même - jen ai même fait quelques
cases dans le tome 4 du Journal
- avoir entendu dès 1994 (et ce dans la bouche de Dominique
Gobelet) que mes récits et mon dessin étaient
des « sales trucs de mecs ». Bref, si je me
replace dans le contexte et que jessaie de prendre un peu
de recul, jentends cette critique à plusieurs niveaux :
à la fois Ego comme X était vu comme une attaque de
fanzine dados sur le territoire des vrais artistes (Fréon
),
à la fois mon dessin réaliste était la preuve
dune réinfection galopante du « territoire »
« indé » (lire Deleuze
et la notion de territorialisation) par la médiocrité
mainstream de base et à la fois mes récits étaient
perçus comme androcentrés du seul fait de leur thématique
homoérotique.
Les deux premiers points pouvaient sentendre,
en fait. Les deux premiers numéros de la revue Ego comme
X, à bien y regarder, nétaient pas transcendants
Sans doute y a-t-il eu plus « dintentionnalité »
dans nos récits de départ que de réelles créations.
Mais nous nous sommes vite rattrapés, dune manière
ou dune autre et moi-même, à partir du n°3
dEgo (et avec le récit Du
crime qui fut une sorte de pré-programme des trois premiers
tomes du Journal), jai pu bénéficier dun
retour sur investissement et voir mon statut dauteur saméliorer
nettement aux yeux des détenteurs stipendiés de lAvant-Garde
frigorifique
Je plaisante, soyez-en assuré, pour le
peu de relations que jentretins avec les auteurs du collectif
Fréon (nous restons ici aux années 91/96
), elles
furent plutôt bonnes. En revanche, et ce dès le départ,
le dernier point de la critique nétait pas défendable :
sous prétexte que mes récits abordaient frontalement
une thématique homoérotique, on ne pouvait en faire
la critique dun androcentrisme coupable, donc dun sexisme
flagrant, dun machisme voire dune misogynie
Comme
si le défaut de présence féminine dans mes
récits était le même que celui dun film
de guerre ou de gangsters ! Du reste, je nai jamais pris
la peine dargumenter une défense à ce sujet,
trouvant cette critique parfaitement aberrante et relevant même
du préjugé homophobe
Mais sans doute est-ce
là la revanche de certaines femmes qui, se sentant totalement
exclues de la relation homoérotique entre deux hommes, nous
accusent de sexisme. À lopposé, un macho réinvestit
toujours la relation lesbienne à son avantage, en la voyant
comme un spectacle qui lui serait destiné : deux femmes
plutôt quune. Ces deux mouvements procèdent,
bien évidemment, du même préjugé homo-lesbophobe.
Pour revenir au dessin, certes, il y eut lexpérience
Boilet. Bien entendu, celle-ci serait
à nuancer dans le contexte puisque quelle émanait
dun auteur qui, précisément, venait ou « revenait »
du « mainstream »
Il est dailleurs
étonnant que les détenteurs de lAvant-Garde
acceptèrent le « retour » du réalisme
dans leurs rangs via un auteur « mainstream »
repenti, mais bon
Limportant cest de reconnaître,
in fine, la valeur du travail. En outre je crois pouvoir
dire que ce nest pas par mon dessin que je fus « racheté »
au sein dessin de lédition « indé »
Je me demande par quoi, dailleurs
Après, je ne sais pas si on peut réellement
parler de difficultés dans le monde de la bande dessinée.
Il est vrai que je ne peux bouder dêtre quand même
choyé, relativement : je nai jamais eu à
chercher déditeur, jy suis et on mest fidèle
Les difficultés sont ailleurs, là aussi : du
côté de lévolution des espèces,
nous en avons déjà parlé. Quant à LAlphArt,
boaf, cest un peu vieux tout ça, non ? Et puis
lun des membres du jury de lépoque ma clairement
avoué que si je lavais reçu, ce nétait
pas pour la qualité de mon travail, mais pour encourager
la jeune maison dédition Ego comme X, alors
.
Ite missa est.
Sébastien Soleille : Vous venez d'évoquer
votre accueil dans le monde de la bande dessinée au début
de votre carrière. Mais qu'en est-il maintenant ? D'une
certaine façon vous continuez à évoluer à
contre-courant, au moins sous certains aspects, en tout cas à
vous moquer des chapelles : à la fin du siècle
dernier, vous n'avez pas contribué à Comix 2000,
au contraire de la plupart des auteurs 'indépendants' de
l'époque ; en revanche vous avez participé à
une anthologie chez Carabas ; et maintenant vous avez des projets
chez Soleil (Trois Christs et votre projet de super héros).
Cette attitude se jouant des 'frontières' traditionnelles
est-elle bien acceptée ?
Fabrice Neaud : Quelle soit acceptée
ou non, je men fiche royalement. Cependant, je crois que les
gens sen fichent tout autant et me rendent bien cette indifférence !
Il ne faut pas oublier que je suis quand même assez peu connu
La question serait sans doute légitime concernant un artiste
en vogue mais comme ce nest guère mon cas
Trois
Christs tout autant que mon projet de super-héros (aujourdhui
au point mort de mon seul fait) répondent à des logiques
à laquelle tout auteur répond : des relations
damitiés. En cela, je nai rien de plus exceptionnel
que les autres.
Pour
Trois Christs jai réalisé six pages en
noir et blanc à la demande amicale de Valérie
Mangin. Je trouvais lidée intéressante
et ma « partie » fut de réaliser un
peu lhistorique « objectif » du Saint
Suaire, de ses origines prétendues à nos jours, trois
pages de prologue, trois dépilogue. Les trois premières
pages retraçaient le trajet supposé du Suaire de sa
récupération dans le tombeau du Christ prêté
par Joseph dArimathie jusquau Moyen-Âge où
il ségara et les dernières retraçaient
létat des informations actuelles que nous avons du
Suaire depuis sa redécouverte à nos jours. Valérie
Mangin conserva pour le scénario de ses six pages
un équivalent de ma grammaire narrative. En ce qui concerne
mon projet de super-héros, aucun contrat nayant été
signé avec qui que ce soit, il est prématuré
de faire des effets dannonce concernant Quadrant solaire.
Ce sont ces effets dannonce qui me chagrinent : cest
faire des promesses aux gens alors quil ne sagit souvent
que de vagues projets discutés une ou deux fois avec tel
ou tel un soir de festival
Quant
à Comix 2000, à lépoque je navais
simplement pas le temps de répondre à la demande mais
çaurait été un plaisir dy participer.
Il ne faut donc pas voir mon absence de ce livre comme une démarche
politique volontariste : Jean-Christophe
Menu mavait sollicité en temps et en heure,
javais décliné pour de pures raisons de calendrier.
Non, en fait, cest davantage avec Alex
et la vie daprès quon peut voir chez
moi une démarche plus engagée
Suite de la discussion
Cette discussion a eu lieu par e-mail entre le 17
mai et le 4 juillet 2008.
Toutes les images sont © Fabrice
Neaud et les éditeurs (Ego comme X, Quadrants, L'Association)
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