Discussion avec Fabrice Neaud (1) - Bande dessinée actuelle et "bonhomme patate"

Sébastien Soleille : Vous tenez-vous au courant des bandes dessinées qui paraissent actuellement ?

Fabrice Neaud : Disons que je me suis un peu mis à distance des parutions contemporaines, surtout des parutions franco-belges. Comme je suis grand fan de comics, je me noie davantage dans ce genre de productions. Et je puise plus facilement d'inspiration en eux parce que, étrangement, c'est narrativement plus éloigné de ce que je fais. Je me ressource mieux. Le décalage culturel me permet de mieux comprendre ce que je fais, ce que nous faisons, ce que nous ratons ici en France. C'est un peu comme voyager à l'étranger pour s'immerger dans les grandes différences culturelles, qui permettent de mieux comprendre nos spécificités... Mais je l’ai déjà dit, en quelque sorte, dans mes réponses précédentes. Aussi ne vais-je pas répéter la liste fastidieuse de mes lectures qui n’ont pas vraiment changé. Mais pour la bonne bouche, je peux en citer de nouveau quelques-unes. Je tâcherai de me concentrer davantage sur les nouveautés.

Planetary vol. 4, d'Ellis Warren et al.J'ai acheté récemment le tome 5 de Paradise X (Alex Ross), le premier tome des Guerres secrètes (le premier grand crossover de l'univers Marvel), Néouniversel (Warren Ellis), le dernier Planetary, le dernier Authority, Supreme Power de Strazinsky et je me délecte. Je surveille toujours en parution kiosque les X-Men, même si depuis la fin de la saga scénarisée par Morrisson ça a de nouveau baissé en qualité, les Astonishing X-Men (la saga de Cassaday et Wesdon est vraiment très bien), Les Ultimates (bien que j'ai des doutes après la saga de Millar et Hitch) ainsi que le récent Civil War de chez Marvel... Je suis moins fan de l'univers DC comics, il serait fastidieux d'expliquer ici pourquoi. Il faut dire aussi qu'avec mon propre projet de superhéros, j'ai besoin d'apprendre ce qui se fait pour trouver ma place. Ce n'est pas simple et mon problème demeure toujours celui du dessin et d'un manque d'énergie profond. Je relis aussi quelques mangas qui me font du bien et sont plus en adéquation avec ma propre écriture : Monster, Parasite, Twentieth century boys... Très peu d'histoires "intimistes", en fait. Je n'ai pas besoin de ça. Ce qui se fait dans le domaine (en France du moins) me paraît très pauvre, très superficiel. Je suis profondément déçu par la production actuelle française, hormis le Pascal Brutal de Riad Sattouf.

Hanté, de Philippe DupuyMais je me suis forcé. Par exemple, j'ai réussi à acheter Hanté de Dupuy mais c'est à peu près tout. Quand j'ouvre un livre en noir et blanc franco-belge censément "indé" aujourd'hui, ça me tombe des mains. J'ai l'impression que les auteurs n'ont vraiment plus grand chose à dire. En tout cas j'ai surtout l'impression qu'il y en a très peu qui pensent la réalité ou leur production. C'est difficile à définir. J'ai essayé de répondre partiellement à ça dans le co-entretien réalisé avec Jean-Christophe Menu dans l'Éprouvette n°3. Larcenet m'indiffère, Blain, Blutch également. Je ne suis pas sensible à leur univers. Ca ne me parle absolument pas. Aucun des "jeunes" auteurs apparus récemment sur la scène éditoriale ne me touche. J'ai l'impression qu'ils ne font que passer une couche d'asphalte sur les petits sentiers fragiles et tortueux que nous avions ouverts. Je ne parle évidemment pas de la production autobiographique actuelle qui est absolument dégueulasse. Je n'ai pu aimer que Épuisé de Joe Matt... qui est anglophone.

Sébastien Soleille : Je partage un peu votre désintérêt actuel pour la production franco-belge. Je me demande d'ailleurs si c'est moi qui suis blasé, qui ne parviens plus à repérer les auteurs intéressants parmi les nouveaux venus, ou bien si nous sommes effectivement dans une période de reflux, après les années 1990 qui furent très riches. J'aime bien votre image des jeunes auteurs qui « ne font que passer une couche d'asphalte sur les petits sentiers fragiles et tortueux que [v]ous avi[ez] ouverts ». Il me semble effectivement qu'après l'éclosion de maisons d'édition innovantes et d'excellents auteurs dans les années 1990, notamment dans le domaine de l'autobiographie, nous avons affaire maintenant soit à ces mêmes auteurs qui, tout en continuant parfois à sortir des albums de qualité, ont tendance à rester dans une certaine routine, ou à leurs nombreux épigones.

Votre relatif désintérêt pour les oeuvres franco-belges et votre tropisme pour les comics et les mangas sont-ils dus, au moins en partie, à cette évolution ? En d'autres termes, lisiez-vous plus assidûment ce qui sortait en France quand Lewis Trondheim publiait Approximativement, David B L'Ascension du Haut Mal, Jean-Christophe Menu son Livret de Phamille et Dupuy & Berbérian le Journal d'un album, par exemple ?

Fabrice Neaud : Il est difficile de répondre à ces questions. Moi aussi je me demande si je ne suis pas blasé. Il est évident qu’il doit bien y avoir quelque chose comme ça. D’aucuns diront que je suis « aigri » et trouveront tout un tas de raisons pour ne pas lire ni écouter ce que j’ai à dire sur la production contemporaine. Cependant, si je veux bien admettre qu’il y a une part d’aigreur, de ressentiment ou le que je suis blasé par ce que je vois, j’aimerais qu’on reconnaisse que dans mes arguments certains sont valables quand je décris le manque de créativité actuelle des jeunes auteurs.

Oui, j’ai lu avec intérêt et assiduité la production de mes contemporains franco-belges jusqu’aux années 2000, environ. Après j’ai totalement arrêté. Pour moi, le ver dans le fruit est arrivé avec Persepolis de Marjane Satrapi, et ce, indépendamment des qualités intrinsèques de la production de cet auteur. Mais lorsque vous citez Approximativement, force m’est de constater que, par rapport à l’autobiographie, c’est à la parution précise de ce livre que j’ai commencé à avoir de sérieux doutes quant à la pertinence des projets autobiographiques à venir. Car en fait, Approximativement signait déjà le retour d’un refoulé que toutes les autobiographies précédentes avaient réussi à dépasser : je parlerai de l’avènement des singularités nues, comme en astrophysique.

Approximativement, de Lewis TrondheimIl me semblait que l’autobiographie était le lieu où il était permis toutes les audaces. Comme je l’ai signalé plus haut, il me semble qu’il y a deux manières d’envisager la création en général : renouveler la forme ou renouveler le contenu. Et il me semblait que pour les timides de la forme, l’autobiographie pouvait au moins permettre de s’enfoncer plus audacieusement dans le contenu. Il ne s’agit pas pour moi de défendre l’idée que le déballage le plus anarchique de nos impudeurs personnelles soit la solution. La litanie de la « sincérité » n’est pas non plus une justification à la parution du n’importe quoi. Mais, au moins, il me semblait qu’à se pencher sur soi on essaierait au moins de ne pas se voiler la face. Hélas, je trouve qu’avec Approximativement, déjà, il y avait le retour des schèmes traditionnels des personnages classiques de fiction que redoublait le « masque », volontairement assumé par l’auteur, du personnage animalier doublé du style « patate » (trait minimaliste). Au bout du compte, qu’espère-t-on faire dire à un personnage qui n’est qu’une marionnette prenant la forme d’un perroquet ? Comment explorer la figure de l’Autre, de Soi, de l’Autre en Soi quand on le/se dessine exactement comme on dessine nos propres personnages de fictions ? Enfin, quelle différence y a-t-il entre « Lewis Trondheim/perroquet » et la figure de Lapinot ? Les deux masques disent à peu près la même chose, ils ont à peu près la même psychologie, ils sont à peu près la représentation du même sujet pensant auquel le lecteur peut « s’identifier » de la même manière.

Or il me semble que l’autobiographie est précisément le seul endroit où le personnage censé être le narrateur n’autorise pas que le lecteur s’identifie. Au contraire. Il me semblait que l’autobiographie, avec son « je », interdisait au lecteur de s’identifier, l’obligeant même à regarder enfin l’Autre comme une altérité définitive et irréductible.

Or, que voit-on désormais dans la production autobiographique ? Jamais rien d’autre que des Sujets qui jouent à enfiler les costumes de personnages « autobiographiques » qui ne vont plus que baguenauder dans la page pour vivre des aventures de « réalité quotidienne ». À y regarder de près, ou plutôt à y regarder de loin, comme Proust disait de La Recherche (« je ne regarde pas mes personnages au microscope mais au télescope » ou quelque chose comme ça), tous les « personnages autobiographiques » contemporains obéissent aux mêmes lois : celles d’un « genre » qui n’en était pas un au départ et qui s’est enkysté comme tel. Lisons, regardons : tous les personnages autobiographiques contemporains, et d’autant plus ceux des blogs, sont identiques et interchangeables. D’abord ils ont tous entre trente et quarante ans, ils font tous partie de la même catégorie socio-culturelle (trentenaires hétérosexuels blancs, petits-bourgeois ou travailleurs précaires –ce n’est pas incompatible- obédience politique majoritairement de gauche molle, pré ou post bobos, etc.) et ils ont tous (c’est ça ce qui est le plus grave) la même psyché. C’est-à-dire que leur inconscient psychanalytique est structuré par les mêmes topoï générationnels ; ils ont tous vu les mêmes séries télévisées, ils ont tous accès aux mêmes informations et par les mêmes biais, ils ont tous à peu près le même pouvoir d’achat et ils régurgitent tous ce qu’ils connaissent avec le même niveau de second degré. Mais, rassurons-nous, il en va de même des personnages de fictions des mêmes auteurs qui, mutatis mutandis, sont interchangeables avec le « je » qu’ils emploient quand ils se décident à gratouiller de petits carnets.

C’est ainsi que je crois que l’autobiographie franco-belge a commencé à péricliter dès à partir d’Approximativement et que les fameux « carnets » de Joann sfar en incarnent le sommet rococo maniériste et dégénéré. Il ne s’agit jamais, au mieux, que d’être le meilleur reflet possible d’une pensée unique : la pensée néo-petite-bourgeoise « informée » d’une classe sociale moyenne. Ce ne sont ni les prolétaires de la « France d’en bas » qui parlent, pas plus que ne parlent les défavorisés du système, les laissés pour compte vrais. Mais pas davantage ne parlent les privilégiés « d’en haut » (ce serait intéressant, du reste ; ceci étant, ces derniers parlent brutalement avec les organes du pouvoir en place), les aristocrates, les vrais nantis, les énarques. Toute exception ne fera que confirmer la règle. Et ils le savent bien tous ces auteurs endormis qui s’ennuient et tournent autour de leur nombril bien-pensant : dès qu’apparaît un ovni venu d’une autre classe sociale que la leur, ils le portent aux nues et le bouffent tout cru pour l’intégrer aussi sec à leur idéologie journalistique. Ce fut le cas pour Marjane Satrapi, justement. Quoi de mieux pour un occidental franco-belge qui est structuré par son européocentrisme culpabilisé, par ses préoccupations petites-bourgeoises et dont le second degré même est la forme ultime de son idéologie bien-pensante qu’un « Autre » venu d’« Ailleurs » l’acculant à cette même culpabilité et le « sauvant » par la même occasion en continuant à le conforter dans l’idée que ce même second degré est sa seule rédemption ?

Une jeunesse soviétique de Niokolï MaslovDans une moindre mesure, ce fut aussi le cas pour l’auteur Nikolaï Maslov, parlant de la Russie soviétique à travers Une jeunesse soviétique. Voilà un auteur qui nous parlait d’ailleurs, d’une jeunesse et d’une éducation que nous n’avons pas eues et, génialement, c’était une autre voix qui s’exprimait, un autre Sujet, un autre Inconscient, une autre structure psychique. J’ai été très touché par l’ouverture en moi d’une nouvelle boîte noire de mon propre inconscient. Enfin je ne lisais pas ce que n’importe quel blog ou édito journalistique pouvait me non-apprendre mais j’entendais une autre voix, la voix d’une classe, précisément, d’une classe sociale. Car peut-être est-ce ce qui nous manque ici, en régime ultralibéral de la BD indé franco-belge : une pensée de classe (dans tous les sens du terme, d’ailleurs).

J’espérais, à ma manière, parler d’une autre voix, d’une voix de classe. Non pas celle des « gays », dont je me fous (car les « gays » sont intégrés, aujourd’hui, du moins l’image bien-pensante qu’on se fait d’eux) mais celle des gays précaires, des célibataires travailleurs pauvres, locataires, sans véhicule, sans TV, sans portable, sans ordinateur (ou peu s’en faut), une classe sociale inconcevable, impensable, impensée, qui s’approche mille fois plus de celle des lascars de banlieues (sauf que mon niveau d’études me rend privilégié tout en m’interdisant la possibilité de « m’unir » aux indigents dont j’ai pourtant le peu de pouvoir d’achat et dont je partage le statut fiscal et/ou social), de celle des ouvriers déclassés voire des immigrés clandestins que de celle de la boboïtude de mes camarades du Marais ou de celle des dessineux chouchoutés de la presse – qui partagent le même arrondissement parisien.

Mais je m’égare encore, je m’égare…

Sébastien Soleille : Je trouve votre point de vue sur Approximativement intéressant. C’est un livre que j’apprécie beaucoup mais je veux bien admettre qu’il a ouvert une voie qui ne s’est pas révélée être la plus intéressante.

Sur un point au moins, à savoir le dessin, j’aurais même tendance à renchérir sur vous en ce qui concerne tous les suiveurs d’Approximativement. Pour moi un des grands intérêts de l’autobiographie en bande dessinée (ou plus généralement de la ‘bande dessinée du quotidien’, pour reprendre une expression de Frédéric Boilet) est de pouvoir explorer les sentiments les plus anodins, les plus quotidiens des individus, dans toute leur simplicité mais également dans toute leur subtilité. À mon sens, cela passe, plus ou moins nécessairement, par une description fine des expressions du visage ou de certaines attitudes corporelles, les jeux de main en particulier. Or le style ‘patate’, pour reprendre votre expression, utilisé par Trondheim et beaucoup d’autres ne permet pas spécialement une telle subtilité de traitement. Un personnage de type ‘patate’ peut facilement exprimer des sentiments très tranchés (peur, surprise, rire, colère, etc.) mais saura moins faire passer les expressions plus subtiles de la vie de tous les jours. De ce fait, si ce type de personnages convient bien, à mon avis, aux Tintin et autres Spirou, personnages sans états d’âme, tournés vers l’action et non vers l’introspection (et s’il permet mieux, si l’on suit Scott Mc Cloud, aux lecteurs de s’identifier à eux), il est beaucoup moins adapté à une bande dessinée plus proche de personnages ordinaires. En utilisant de tels personnages ‘patate’, les auteurs se cantonnent la plupart du temps à un jeu assez restreint d’expressions stéréotypées…

Aujourd’hui, malgré le développement de la ‘bande dessinée du quotidien’, peu d’auteurs cherchent à rendre cette subtilité d’expression (j’aurais tendance à citer Frédéric Boilet, Taiyou Matsumoto pour son attachement à rendre compte de certaines expressions corporelles…).

Vous faites partie de ces auteurs, attachant beaucoup d’importance aux expressions des visages de vos personnages, ainsi qu’à leurs jeux de mains. Cela vous est-il venu naturellement, à force de travailler d’après photographie ou d’après nature ? Mettez-vous parfois cet aspect en avant pour faire ressentir particulièrement certains sentiments au lecteur ?

Cliquez pour voir la page en grandFabrice Neaud : Je ne sais pas si c’est un mouvement naturel chez moi mais il est clair que votre question touche un point fondamental dans mon travail : non seulement j’attache beaucoup d’importance aux expressions du corps dans le dessin (à cet égard je crois que nous pourrions de nouveau citer l'oeuvre d’Aristophane comme exemple de réussite exemplaire d’exploration minutieuse des expressions du corps dans le dessin de bande dessinée) mais je crois même que c’est devenu presque le but quasi ultime de toute mon entreprise autobiographique, du moins le but de mon dessin.

Il est amusant que vous évoquiez Trondheim. Non seulement dans quelques récentes pages (non publiées encore) j’ai essayé de construire une critique de son « système » mais, comme c’est un auteur que j’apprécie, je lui en ai parlé de vive voix l’année dernière, aux Universités d’été de la bande dessinée organisées par le Cnbdi (aujourd’hui le Cibdi). Il est évident que je ne remets pas du tout en cause ce qu’il a construit lui-même dans son œuvre : c’est cohérent, cela fonctionne. Ce qui est dérangeant, bien entendu, c’est le « suivisme » et les suiveurs de ce système qui, à mon sens, ne s’interrogent absolument pas sur les outils qu’ils utilisent. Ils se contentent de piocher au hasard dans la « boîte à outils » de technique graphique mise au point par d’autres (Trondheim en l’occurrence) et basta.

L’outil « bonhomme patate » a ses limites. Ce qui est amusant, c’est que cette construction de dessin venait, au cœur de l’expérience de la bande dessinée alternative des années 90, comme un des éléments de critique, de réponse et de réaction à la bd cartonnée couleur réaliste ou semi-réaliste des années 70/80 : le 48CC si bien décrit par Menu. Cet élément pourrait être comparé à la manière de peindre de l’art roman lui-même réponse et réaction au réalisme tardif de l’art romain et grec : les premières images chrétiennes sont souvent assez minimalistes, très symboliques, pour être plus proche de l’expression de l’idée propre à l’expression d’une foi en une transcendance que de la simple représentation figurative du réel, en réaction même contre elle. Je pense que le style minimaliste du « bonhomme patate » était un des éléments de la vaste critique du 48CC. Il est d’ailleurs éclairant de se rappeler combien mes débuts en tant que dessinateur « réaliste » (mais ceci reste toujours à préciser car je crois qu’aujourd’hui aucun des contempteurs de ce réalisme ne sait exactement ce que celui-ci recouvre et encore moins ce que le mien dénonce…) dans le milieu de cette « bd indé » furent violemment critiqués, notamment par la marge la plus radicale, à l’époque, ou qui se voulait telle, de cette bande dessinée… Certes, le grand public, et même le public averti, ne s’en souviendra pas ; cela demeura une querelle interne de spécialistes stipendiés, mais moi je m’en souviens très bien pour en garder encore des meurtrissures non cicatrisées. Cet ostracisme fut bien réel. Dans le mouvement critique général, je ne faisais pas que figure d’ovni mais bien de pur et simple réactionnaire. Nous rejoignons ici la première question de la deuxième partie de notre entretien et il suffit d’y renvoyer notre lecteur !... Ce qui est amusant c’est qu’en mon for intérieur j’avais déjà anticipé ce type de réactions, même si je n’ai jamais su offrir de réponse critique adéquate ou simplement audible – peut-être cet entretien m’en donne-t-il l’opportunité, mais je m’égare…

Bref, la ou les discussions que j’ai eue(s) à cette occasion avec Trondheim est/sont éclairante(s) car lui ne serait évidemment pas du tout d’accord avec vous (ni avec moi) sur les limites du « bonhomme patate ». Dans son ambition un peu totalisante (je n’ai pas dit totalitaire !…) il prétend que tout est possible avec le « bonhomme patate », même les plus extrêmes subtilités dont vous parlez : les mouvements du corps, les expressions d’un visage, les infinies variations d’une lumière sur un paysage. N’oublions pas que le « bonhomme patate » émerge lui-même comme une dénonciation des limites du réalisme, comme une critique fondamentale de celui-ci. Le style réaliste ou semi-réaliste des séries bd « 48CC » des années 80 est totalement mort et vide de sens aujourd’hui, la bande dessinée alternative des années 90, et avec elle l’émergence, entre autre, de ce « bonhomme patate », a prouvé par l’exemple et par ces productions que l’on pouvait faire les mêmes types de récits que les séries des années 80 en mieux, en plus vivant, en plus long, en plus rebondissant, tout simplement parce que le « bonhomme patate » permet d’économiser du temps de production (donc d’être plus rapide) mais, surtout, de coller au plus près aux impératifs de vivacité d’un récit d’aventure. Trondheim, avec son inaugural Lapinot et les carottes de Patagonie, a balayé définitivement d’un revers de main cette dictature du dessin laborieux, du scénario écrit bien proprement à l’avance et il a prouvé, finalement, que le « rough » de départ d’une bd était déjà une bande dessinée ! En outre il ne s’est pas suffit de ça, il a poussé Lapinot jusqu’au bout (jusqu’à la mort de son personnage) en explorant à peu près tous les types de récit « d’aventure » possible avec ce personnage pour enfoncer le clou. Enfin, il serait injuste de considérer que le « bonhomme patate » trondheimite ne sert que le récit « d’aventure » autrefois chasse gardée du 48CC laborieux (et souvent réaliste ou semi-réaliste) et lui, ou quelques autres, ont su montrer que l’on pouvait effectivement explorer tout type de récit, même le plus intime, nécessitant des subtilités de narration, de dessin, des lenteurs diamétralement opposées aux topos de « l’aventure ». Après tout, Chris Ware n’utilise-t-il pas le « bonhomme patate » ? Et quelle leçon magistrale que son œuvre ! Quelle bouleversante palette d’émotions intérieures que le sublime Jimmy Corrigan ! Mais nous pourrions tout aussi bien penser à Fabio, également. J’en vois quelques autres, pas tant que ça, mais je n’ai pas tous les noms en tête.

D’un point de vue purement théorique je suis prêt à accorder foi à l’ambition de Trondheim. Du reste, je vois assez bien, dans ma tête, toutes les possibilités du « bonhomme patate ». Enfin, cela est plus que théorique, comme le prouvent les noms et les œuvres que je viens de citer.

Oui. On peut tout faire avec le « bonhomme patate ».

Là où vont nos pères, de Shaun TanLe problème n’est pas tant que l’on peut tout faire avec lui mais que la mode qui a suivi interdit carrément de faire autre chose. Ou autrement. En outre, le fait que le « bonhomme patate » fit partie des éléments de la critique – pour faire large – du réalisme interdit désormais d’explorer un dessin qui passe donc, quoi qu’il arrive, pour réactionnaire ; et ce n’est pas la récente nomination au festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2008 de Shaun Tan (avec son réalisme photographique) qui me contredira, ni même le travail régulier de Boilet. Nous avons affaire là à de pures exceptions toutes marginales. Qu’on puisse tout faire avec le « bonhomme patate » est une chose, mais je crains que ce dernier soit vraiment devenu une solution de facilité pour tout auteur plus ou moins débutant. L’économie de moyens que cette boîte à outils permet est telle qu’il est difficile de ne pas se laisser emporter par ses sirènes.

Ainsi, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous lorsque vous dites que le « bonhomme patate » ne permet que des « expressions tranchées ». Le problème est ailleurs. Ce qui me gêne, plutôt, c’est que l’on doive se cantonner à une seule écriture possible dans un récit et, a fortiori, dans l’ensemble d’une œuvre. En outre, ce que permet le réalisme, mais là je ne fais que répéter ma réponse à votre question au début de la deuxième partie de notre entretien, c’est de « sauter », justement, vers un dessin parfois plus minimal, plus « patate ». Le manga le prouve : personnages très schématisés, paysages très réalistes. Scott McCloud lui-même l’analyse fort bien dans Understanding comics : une scène d’action fait appel à des dessins très signalétiques, schématisant les mouvements, mais rien n’empêche, en une case, de focaliser sur le détail fouillé d’une musculature en action ou bien le détail d’une pièce de vêtement, d’une inscription très ornée sur la poignée d’une épée… Je ne me prive pas de ce genre de « zooms avant » dans mes récits. Un long dialogue entre deux personnages m’interdit d’employer un réalisme trop fouillé à chaque case, en revanche, rien ne m’empêche de focaliser sur le visage d’un des protagonistes lors d’une case, sur sa main, ou sur le détail plus précis encore d’un grain de peau… On pourrait parler de « haute définition » et de « basse définition », en fait. Le « bonhomme patate » étant évidemment la « basse définition ». Je vais explorer davantage ces changements de focale dans mes récits ultérieurs, d’ailleurs. Et cela, pour le coup, est interdit au « bonhomme patate » ! Son niveau de focale imposée au lecteur est tellement « basse définition » qu’il est impossible, sans rupture de la lecture, de faire une focale « haute définition » au milieu du récit. Regardez les tentatives d’Hergé quand il fait des gros plans sur des mains ou des visages : ça ne fonctionne pas parce qu’il a imposé à son lecteur une « basse définition » (bon, certes, Tintin n’est pas totalement « patate » mais je crois que l’on comprend ce que je veux dire…) auquel il s’habitue à un point tel que revenir à un « réalisme » est impossible. Or seul le réalisme, comme écriture première, imposant sa « haute définition » d’emblée dans l’imaginaire du lecteur, autorise par la suite une dégradation de celle-ci ; il lui reste possible de « réduire » un personnage à quelques signes que le lecteur aura pu observer par ailleurs au cours du récit.

On ne peut pas « récupérer de la netteté » d’une image très fortement pixellisée. De la même manière, on ne peut pas « récupérer » des détails d’un visage réduit au smiley ! Simplement parce qu’il n’y en a pas ! Toute l’identité du smiley est dans le minimalisme de ces quelques traits. Toute l’identité du « bonhomme patate » est dans sa « patatitude ». Il n’existe pas de référent réaliste à un personnage minimal créé d’emblée en basse définition. Le « bonhomme patate » fait corps avec la feuille, il est pure 2D, pur symbole, pur signe, pure abstraction. C’est aussi pour cela qu’on prétend à son universalité supposée. Il colle au langage. Il colle au verbe. En ce sens, le « bonhomme patate » est purement « cerveau gauche ». Finalement, je pense qu’avec les concepts de « haute définition / basse définition », on met le doigt pour la première fois sur la possibilité d’une critique rationnelle du « bonhomme patate » et on renverse enfin l’argument qui faisait de ce dernier une critique du dessin réaliste. Reste la question de l’universalité : certes, le minimalisme du signe, du verbe, semble être plus « universel » que le réalisme (photographique ou non). Mais cela interdit-il d’explorer celui-ci ? Il existe une autre façon de dessiner. Il existe une autre façon de faire des récits dessinés. Moins universels ? C’est à voir… Car en quoi « l’universalité » prétendue d’un récit (ou d’un dessin) serait le seul critère de validité recevable de celui-ci ?

Sébastien Soleille : Ces réflexions me font penser à un autre auteur qui aime s'attarder sur les expressions de ses personnages et qui est un habitué des passages de « haute définition » à « basse définition » pour ses portraits, un peu comme vous : Jaime Hernandez passe souvent, presque d'une case à l'autre, d'un style réaliste aux expressions mesurées à un style « patate » aux expressions très stylisées. On pourrait sûrement en citer d'autres, même si ce n'est pas si fréquent.

Je souhaite maintenant rebondir sur votre phrase : « Ce qui me gêne, plutôt, c’est que l’on doive se cantonner à une seule écriture possible dans un récit et, a fortiori, dans l’ensemble d’une œuvre. » Le changement de style dans un même récit, dont le « changement de focale » pour les personnages est en quelque sorte un cas particulier, me semble encore être une possibilité sous-exploitée.

Mais très peu d'auteurs varient leur style de dessin pour coller aux sentiments des personnages. Cela se fait un peu en littérature (un exemple m'ayant particulièrement frappé est Roman furieux, roman de Renaud Camus où le style semble se déliter au fur et à mesure de la décadence de Roman et de sa cour). En bande dessinée, cela me semble assez rare. Comme si la sacro-sainte lisibilité chère à Hergé, notamment, obligeait encore les auteurs à conserver un style le plus homogène possible pour ne pas dérouter le lecteur.

Cliquez pour voir la page en grandBaudoin a toutefois exploré cette voie avec beaucoup de succès. On en trouve plusieurs exemples extraordinaires dans le Portrait, aux pages 28 et 29 notamment : À deux reprises et à peu de temps (deux heures) d'intervalle, le peintre Michel se promène dans les rues. La tradition voudrait que les deux dessins soient très proches, éventuellement au changement de cadrage près. Or il n'en est rien : la première fois, Michel est joyeux, « les rues ressemblaient à des rues et les pigeons à des pigeons... », le dessin est assez net, la rue semble agréable ; la deuxième fois, Michel est déprimé, « les rues étaient redevenues des égouts à ciel ouvert, et les pigeons des rats volants », le trait est épais, le dessin peu précis, la tristesse du personnage envahit complètement le dessin. Le même album offre un autre passage où le style évolue en quelques cases pour suivre le changement intérieur d'un personnage : Lorsque Michel apprend que Carol et Charles ont passé la nuit ensemble, le dessin des quatre dernières cases de la page 29 se brouille, exprimant le trouble extrême de Michel. Cette approche « expressionniste » du dessin, très loin de la « lisibilité » traditionnelle reste exceptionnelle.

Vous jouez également sur le décor pour 'extérioriser' les sentiments de vos personnages, mais en le modifiant, en le remplaçant par un décor 'imaginaire' (comme lors de la première discussion au café entre Fabrice et Dominique, dans le volume 3, ou lors de l'explication entre les deux mêmes, avec le décor de ville en ruines, dans le même album), plutôt qu'en faisant évoluer votre style : que le décor soit 'réel' (la chambre de Dominique) ou 'imaginaire' (les ruines), le style reste réaliste. Lorsque votre trait se brouille, c'est généralement limité aux visages, qui semblent s'effacer (un peu « à la Francis Bacon »).

Plus généralement, vous introduisez parfois des innovations formelles dans vos planches mais dans un cadre apparemment classique (dessin réaliste la plupart du temps, mise en cases régulière...). Comment voyez-vous l'innovation formelle dans votre oeuvre ? Vous considérez-vous comme un « timide de la forme » pour reprendre une expression que vous avez employée un peu plus tôt ?

Fabrice Neaud : Je connais mal le travail de Jaime Hernandez. Je connais davantage celui de Baudoin, évidemment, si bien que cela devient un exercice d’admiration obligé pour moi que de lui rendre hommage. Je n’ai pas d’exemples en tête de changement de focale ou de passage « basse définition/haute définition » et revers dans la bande dessinée. Je n’en ai pas sous la main maintenant. J’ai cependant quelques exemples qui ne sont pas tout à fait ce que j’entends par là mais qui peuvent donner une idée : ce sont les mangas, tout simplement. Sauf que le traitement « basse définition/haute définition » du manga ne se fait pas sur un même objet mais se répartit plus généralement à des objets précis tout le long de l’ouvrage.

Par exemple, il est un trait notoire du manga que les personnages sont beaucoup plus stylisés que les décors. Nous arrivons parfois à des extrémités telles (Tezuka) que les personnages ne sont plus très loin du bonhomme patate et les décors presque hyper réalistes. Scott McCloud l’a développé et expliqué dans son dernier ouvrage : il se trouve que les personnages étant des sujets pensants, il convient, pour une meilleure adhérence du lecteur, de les styliser. Nous nous voyons nous-mêmes, intérieurement, comme une gamme infinie d’expressions simplifiées, alors que nous percevons notre entourage puis notre environnement de manière plus « objective ». Le regard intérieur n’est pas rétinien mais mental. Je simplifie ici à outrance le phénomène mais je crois que notre lecteur peut comprendre ce que je veux dire et opérer les nuances qui s’imposent.

Le comic-strip utilise parfois cette méthode. Certains dessinateurs synthétisent les traits de leurs personnages et demeurent plus réalistes sur les décors. Pour ma part, je crois avoir fait l’erreur, dans mes débuts, de ne pas trop varier mon écriture. J’ai eu tendance à opérer la même distance (ou absence de distance) entre mes « personnages » et mes décors… Cela a sans doute contribué à l’impression de froideur que mes récits dégagent encore pour certains. J’essaie d’être (curieusement) plus « bédé » aujourd’hui. Peut-être est-ce dû aussi à une lente et meilleure maîtrise du dessin (même si je me considère toujours aussi nul). Bref, j’essaie de varier un peu plus et mieux les expressions des visages plutôt que de rester à cette permanente asthénie faciale sur laquelle le lecteur était censé projeter tout ce qu’il voulait. Mais je m’égare.

Cliquez pour voir la page en grand La scène du tome 3 que vous citez obéit davantage à l’illustration d’un état mental par la variation du décor. Le décor change à l’arrière d’un personnage qui n’est pas censé avoir changé de lieu. Ceci n’est donc pas une variation de style. Quant aux variations graphiques que je peux m’amuser à faire parfois (sur les visages), elles sont un peu anciennes aussi… Surtout dans le tome 1. Je pense que j’essaie de limiter ce genre d’artifices également. Cela tenait surtout à une lassitude liée à « l’itération iconique » de certaines scènes (la répétition quasi identique, ou identique, d’une même case pour ne faire varier que le contenu verbal et/ou émotionnel de la scène)…

Ma « timidité » quant aux innovations formelles m’a obligé à utiliser ce type de stratégie : je joue davantage sur des illustrations d’états mentaux que sur des variations de styles. J’espère me sentir plus libre aujourd’hui. Mais je reste sensible à cette histoire de variations « basse définition/haute définition ». Dans les mangas, encore, cela se produit sur des objets qui sont des « extensions » du personnage (une épée, un révolver, un verre, un stylo…). Dans l’action, l’objet fait corps avec son propriétaire, il est une extension de son bras et, se faisant, de sa personne, de son caractère, de son ego… Mais il suffit que le même propriétaire s’attarde sur l’objet en question pour qu’il s’en sépare et qu’on observe un changement graphique, vers la « haute définition ».

Je reviendrai à ma critique plus générale des récits contemporains « indé » : ils sont (presque) tous en « basse définition ». C’est très ennuyeux.

En outre, je parlais plus haut de « l’itération iconique ». Elle me semble être l’un des marqueurs les plus forts (avec l’utilisation du noir et blanc) de la « bédé indé »… Personne d’autre mieux que Lewis Trondheim n’a systématisé ce procédé. Hélas, c’est devenu l’un des plus pénible poncifs de toute la « bédé indé ». En gros, nombres de jeunes auteurs qui veulent faire intelligent utilisent ce procédé… Comme je le disais en autocritique plus haut, j’ai utilisé (et j’utilise encore) ce procédé facile pour « faire intelligent ». Facile parce qu’on ne se foule pas. Il suffit, au mieux, de répéter la même case (ça fait l’économie de l’imagination et avec une bonne photocopieuse…) et de changer le contenu des phylactères, de générer des silences (ça fait toujours sens) et le tour est joué. C’est le frottement entre l’absence de changement visuel et celui du contenu textuel qui provoque des dissonances et permet une grande gamme de variations émotionnelles… Certes, ce minimalisme narratif a permis de s’inscrire en faux contre toute la « bédé mainstream » qui, craignant comme la peste l’ennui du lecteur, ne cessait de varier les points de vue, les cadrages, les focales, jusqu’à la nausée. Mais bon. Il faut avouer que le procédé de l’itération iconique, lorsqu’il est adjoint au style patate, qu’on s’amuse de surcroît à inscrire tout ça dans un joli gaufrier régulier et systématique le long de tout un album, à force, ça confine à la fumisterie caractérisée sans compter que c’est d’une suffisance intellectuelle sans bornes. De temps en temps, quand c’est vraiment utile, et quand surtout, on souhaite réserver son artillerie graphique lourde pour d’autres scènes, d’accord, mais tout le long d’un livre, pfiou, c’est fatigant. Le pauvre Lewis en est-il responsable ? Non, bien entendu. Mais je crois que tout l’OuBaPo devrait faire pénitence pour avoir donné cette vilaine idée à tant d’imbéciles, ha, ha.

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Cette discussion a eu lieu par e-mail entre le 13 décembre 2007 et le 25 avril 2008.

 

Toutes les images sont © Fabrice Neaud et les éditeurs (Ego comme X) ainsi que Panini Comics, Cornélius, Denoël Graphic, Dargaud et l'Association

 

 
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