Métaphores iconiques

 

 

La bande dessinée en tant que médium offre des possibilités spécifiques et Fabrice Neaud en exploite un certain nombre de façon magistrale. Une des plus marquantes est l'utilisation de métaphores iconiques : l'introduction d'une image, sans lien direct avec le récit (pris ici dans le sens restrictif de succession d'événements) pour apporter un éclairage supplémentaire à la scène principale. Rassurez-vous, c'est beaucoup plus clair avec des exemples. Nous allons en donner ici quelques-uns (même si tout commentaire à leur sujet est un peu vain dans la mesure où justement ces images permettent d'aller au-delà des mots, d'approfondir et d'enrichir le discours). Ces métaphores sont particulièrement utilisées par l'auteur soit pour exprimer des sentiments ou des sensations, allant ainsi au-delà de ce qui est exprimé par le texte, soit pour illustrer des discours abstraits, non purement narratifs.

Images et sens

Certaines images permettent de façon plus abstraite, plus diffuse que les mots, de retranscrire des émotions, des sentiments ou des sensations non visuelles (des sensations tactiles notamment). Ainsi, après avoir passé ses mains dans les cheveux de Stéphane, Fabrice s'imagine allongé dans une herbe drue, similaire à la chevelure de Stéphane (volume I, page 46) ce qui nous permet d'appréhender davantage le sentiment de plénitude que ce simple contact a pu lui faire ressentir.

[Il y aurait beaucoup à dire sur les sens dans le Journal. On peut remarquer notamment que certains dessins ou textes donnent des indications sonores en citant des morceaux de musique, tels le 'Cantus' d'Arvo Pärt ou la 8ème symphonie de Mahler, et permettent ainsi à ceux qui connaissent ces œuvres d'avoir une indication supplémentaire sur ce que ressent le narrateur.]

Illustration de discours abstrait

Autant un texte abstrait peut bien s’insérer dans un roman, autant cela semble plus difficile dans une bande dessinée. Pourtant Fabrice Neaud réussit la gageure d’évoquer dans son Journal non seulement les événements de son quotidien, mais également les pensées, coups de gueule ou passages à vide qu’ils provoquent chez lui. Parler en bande dessinée, pendant des dizaines de pages, de l’intolérance (fin du volume III) ou de l'exclusion, en faisant en sorte que l'image enrichisse réellement le texte, constitue une des superbes réussites du Journal... Dans de tels moments, on voit s’élargir encore le cercle des possibilités du médium bande dessinée.

Ces métaphores iconiques voient souvent leur signification encore enrichie par l'exploitation de la multiplicité de leurs sens ou par leur répétition (on peut alors parler de leitmotivs iconiques).

Multiplicité du sens

L'usage de métaphores iconiques peut ainsi jouer sur la multiplicité des sens des images utilisées :

  • La première valeur de l'image est celle de ses sens courants, le sens propre et le sens figuré (ex. : image d'une voie ferrée lorsque Fabrice va à Paris en train).
  • Il est possible également de jouer sur le côté plus visuel (ex. : les deux lignes représentant la voie ferrée ne sont plus que deux lignes parallèles qui se rejoignent à l'infini).
  • Pour les images réutilisées, comme les nombreux tableaux 'cités' dans le Journal, se surimpose le sens qu'elles ont dans leur utilisation originelle (ex. : la main de l'Adam de Michel-Ange n'est pas une simple main, c'est celle de l'homme en train d'être créé par Dieu).
  • Enfin les apparitions successives d'une même image (leitmotiv iconique) lui donnent des sens supplémentaires. Un rapprochement plus ou moins conscient avec les apparitions antérieures de la même image se fait dans l'esprit du lecteur.

Leitmotivs iconiques

Ce qu'en dit l'auteurCertaines images sont reprises à plusieurs reprises dans un même volume, voire tout au long du Journal (les monstres ou l'arbre dans le volume III, les doigts de Dieu et d'Adam peints par Michel-Ange dans le volume I, le cœur dans le volume I, la voie ferrée ou l'appareil photographique tout au long de l'œuvre). Ils sont pour certains commentés dans les analyses des albums.

Citons ici l'image de la voie ferrée qui revient tout au long des trois volumes du Journal.
Les sens qu'elle a sont nombreux et subtils. On peut tout d'abord noter qu'elle est souvent liée à des ruptures, des déchirures, au départ des amants.
Dans le volume I elle apparaît jusque sur la pochette d'un disque de Steve Reich (page 80). Le texte de la case suivante évoque les précédentes ruptures dont a souffert Fabrice : « Depuis des années, je n'ai connu que des hommes qui s'en vont ».
Cliquez pour voir la page en grandOn voit de nouveau cette image dans la première page et la première case de la deuxième page du volume II, associée à l'idée, récurrente elle aussi, de la difficulté des rapports humains authentiques (« Il paraît que sur cette ville plane comme une malédiction : peu ou pas de rapports humains. »).
Dans le volume III, cette image revient au moment des éloignements de Dominique : page 154, une petite case, un voyage en train et une légende qui rappelle que Dominique ne veut pas de l'amour que Fabrice lui offre (« Mais je sais bien que c'est un rêve imbécile, que parfois même je dérange. ») Aux pages 311 à 313, ce leitmotiv iconique occupe trois pleines pages après la terrible injonction de Dominique : « Oublie-moi ». Pages 329 à 330, des images de ville et de voie ferrée se simplifient progressivement, pour ne plus dessiner, à la page 330, que deux droites parallèles se coupant à l'infini : « une parallèle tracée par lui [Dominique] qui, comme toute parallèle, reste imperturbablement à la même distance de moi et qui, pourtant, (...) me rejoint à l'infini pour m'anéantir ».
La dernière apparition de ce leitmotiv dans ce volume, à la page 363, marque un tournant, le début du redressement de Fabrice : une pleine page sur les rails, à l'horizon on devine l'ambulance et l'attroupement autour d'une personne qui s'est jetée sur un train. Xavier à Fabrice : « je crois qu'il s'est suicidé à ta place ».

Toutes les images sont © Ego comme X

 


 
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