Essai en bande dessinée

Ou quelques brèves considérations sur le récit publié dans Beaux-Arts magazine 2004

 

Un genre particulièrement nouveau en bande dessinée est celui de l'essai. D'après le Petit Larousse, un essai est un ouvrage « regroupant des réflexions diverses ou traitant un sujet qu'[il] ne préten[d] pas épuiser. »

Laissons de côté le cas des essais pouvant suivre un fil narratif : raconter la vie d'un personnage célèbre, ou même réaliser un reportage (voir à ce sujet les albums d'Étienne Davodeau ou de Joe Sacco) peut se faire en se rattachant à certains codes narratifs classiques : une suite d'événements, des personnages, etc. Intéressons-nous ici au cas des essais 'abstraits', ou en tout cas sans fil narratif, tels que peuvent l'être un pamphlet politique, l'analyse d'oeuvres d'art (romans, tableaux, musique...) ou une étude sociologique par exemple.

Qu'attend-on d'un essai en bande dessinée ? Que peut apporter la bande dessinée à un essai ? En restant à un premier niveau d'analyse, un des propres de la bande dessinée est la complémentarité entre le texte et l'image. Un 'bon' essai en bande dessinée serait un ouvrage dans lequel les dessins enrichissent le texte. A priori, cela peut se concevoir aisément : ne dit-on pas qu'un petit dessin vaut mieux qu'un long discours ? Dans cette optique, le recours à la bande dessinée pour un essai peut sembler naturel. Cependant les essayistes n'ont pas attendu la bande dessinée pour insérer des figures et des schémas dans leur texte lorsque cela leur semblait nécessaire. En outre la lecture des rares essais en bande dessinée montre que tout n'est pas si simple.

La complémentarité entre texte et image reste cependant à mon avis une caractéristique essentielle. Un essai en bande dessinée ne peut se contenter d'être un texte accompagné, de façon irrégulière, par quelques figures, comme peut l'être un essai illustré de quelques schémas et figures. Les images doivent illustrer le texte de façon tout à fait régulière. Et pourrait-on réellement parler de bande dessinée si toutes les images étaient des graphes dûment chiffrés et légendés ?
Le principal écueil est sans doute d'avoir un texte qui se suffit à lui-même et des images illustratives et purement superfétatoires.
De bons exemples d'un essai réussi et d'un autre raté sont fournis tous deux par Scott Mc Cloud : alors que 'Understanding Comics' donne un discours intelligent sur la bande dessinée avec une excellente complémentarité entre images et texte, 'Reinventing comics' est la juxtaposition d'un texte qui se suffit à lui-même et d'images purement illustratives. Comme quoi également, écrire un bon essai en bande dessinée n'est pas une simple question de recettes. La forme est à réinventer à chaque fois et un même auteur ne peut pas se contenter de réitérer quelques 'trucs' pour dessiner deux bons essais d'affilée.

Quels peuvent être les interactions entre le texte et l'image dans un essai en bande dessinée ? Donnons ici quelques exemples tirés du récit de Fabrice Neaud publié dans le supplément 2004 de Beaux-Arts magazine :

  • L'image complète le texte en l'explicitant simplement (ex. : le dessin de François Hollande lorsque Fabrice Neaud évoque le manque de charisme des leaders de la gauche).

 

  • L'image complète le texte en allant plus loin, en apportant une touche plus subjective (ex. : l'image de Nicolas Sarkozy avec le sourire carnassier de Jack Nicholson).
  • Le texte est ironique, dit le contraire de ce que pense le narrateur et l'image vient rétablir les choses (ex. : le texte dit 'Tout va bien' et l'image montre un mendiant).
  • Une des forces de Fabrice Neaud est également d'utiliser des schémas illustrant très classiquement les textes explicatifs et de les détourner progressivement de leur sens initial (ex. : les camemberts).

 

 

Les camemberts, figures habituelles de toute démonstration s'appuyant sur des statistiques, prennent ici un sens nouveau, au fur et à mesure qu'ils se désagrègent...

 

  • Plus généralement, on peut de nouveau évoquer l'utilisation par Fabrice Neaud de métaphores-leitmotivs iconiques, images métaphoriques d'une idée ou d'un sentiment. Souvent reprises plusieurs fois au cours du récit elles enrichissent à chaque apparition à la fois leur propre sens et la tonalité du récit/essai.


Après ces premières considérations sur les essais en bande dessinée, il est intéressant d'avoir à l'esprit ce que dit Milan Kundera (dans 'l'Art du roman' entre autres) de l'inclusion dans un roman de passages sous forme d'essai. Il distingue en effet cette forme hybride (qu'il appelle 'l'essai romanesque') de l'essai en tant que tel. Alors que ce dernier est forcément relativement 'systématique', suit un cheminement logique, part d'une problématique et tente de lui apporter progressivement des réponses, l'essai romanesque, intégré à un récit, peut se permettre de laisser des questions sans réponse, de ne pas résoudre routes ses contradictions, de lancer des hypothèses un peu farfelues.
On peut distinguer de même en bande dessinée les 'essais-essais', dont le meilleur exemple est sans doute le 'Understanding Comics' ('l'Art invisible' en français) de Scott Mc Cloud, et les essais romanesques. C'est plutôt à cette dernière catégorie que se rattachent les passages d'essais parcourant le Journal. Certes celui-ci est un récit autobiographique et non un récit de fiction. Il n'empêche que l'insertion d'essais en son sein permet à ceux-ci d'échapper à tout systématisme et leur donne une grande liberté.

 

Un très bon exemple de cet asystématisme est la 'trilogie' « Du crime » : l'auteur fait réfléchir sur notre société et certains comportements, sans toutefois apporter d'explication systématique. Bien au contraire il se contente d'un questionnement leitmotivique : qui est le monstre ? quel est le crime ? qui est la victime ? L'expérience vécue du narrateur, les extraits de tableau de Grünewald, entre autres, viennent enrichir ce questionnement sans le résoudre.

 

Ce ne sont ici que de premières réflexions que je complèterai peut-être. Un sujet aussi complexe que celui des réalisations et des potentialités d'essais en bande dessinée mériterait des développements beaucoup plus longs...

Toutes les images sont © Beaux-Arts magazine et Ego comme X

 

 

 
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