Pour Saint-Pierre de Sales de Marennes-Oléron,
j'ai privilégié le transept sud. Mais comme son clocher
est vraiment impressionnant, hé bien ai-je dérogé
et l'ai pris d'un angle sud-ouest, lui-même très anamorphosé.
Même chose pour la cathédrale de Mechelen
(Malines, Flandres), avec un angle lui nord-ouest). Le cas de Strasbourg
est un peu différent et limite à sa manière.
Il y a bien une rue qui lui fait strictement face, mais les bâtiments
sont si rapprochés dans cette rue et l'édifice si
haut qu'on ne peut appréhender la totalité de la façade
qu'en étant très/trop près (à trente
mètres, tout au plus, le bâtiment en faisant 142...).
Je l'ai donc prise à cette limite extrême
et réalisé une vue frontale, impossible à appréhender
dans la réalité, où l'octogone ajouré
de la flèche est anamorphosé à l'extrême.
Mais c'est aussi là le charme et la raison
du Gothique...
En effet, nous sommes à une époque
qui précède l'invention de la perspective (à
un point, deux points, trois points...), donc l'invention de la
profondeur par une forme de géométrie plane ramenant
la 3e dimension sur la 2e, indépendamment des artifices du
sfumato italien (atténuation des contrastes dans le lointain)
ou de la perspective cavalière et de la gestion du blanc
propre à l'Asie.
Ainsi, il serait faux de prétendre que les
gens du Moyen-Âge ne "voyaient" pas la profondeur,
en tout cas, ils ne savaient pas la traduire telle qu'avec les outils
de la perspective.
À cet égard, j'émets l'hypothèse
que le dessin, l'écriture du gothique est une manifestation
même de cette représentation sans complexe de la 3D
non appréhendée. Et un éloge de la frontalité
et de la planéité. Ceci coïncide avec la préoccupation
tardive, moderne, de ramener la peinture à la 2D (début
de l'abstraction au début du XXe siècle, cubisme...).
Ainsi, la frontalité même de la représentation
2D du gothique, dernier soubresaut de cette représentation
avant la perspective, coïncide-t-elle avec la planéité
de la toile, de la feuille, de l'écran.
J'ose dire que le gothique, le dessin gothique,
est une sorte d'aboutissement et de glorification de la 2D. Tout
n'est qu'entrelacs, perpendiculaires, parallèles, angles
à 45° au mieux et arabesques, pure écriture. Et
ceci se traduit en architecture par une écriture et une conception
des bâtiments en "tranches".
Il faut bien attendre la perspective en dessin,
son invention et l'arrivée de la renaissance (qui n'est que
la transition du gothique, appelé "tardif" vers
le... baroque). pour que l'on envisage la 3D en tant que telle et
ce qu'elle génère de fécondité nouvelle
à envisager.
Mes photomontages sont ainsi, à la fois
dans leur processus de départ, leurs modèles et motifs,
autant que dans leur temps de construction sur Photoshop, du dessin,
plus que de la photographie.
Vous cherchez d'une certaine manière
à représenter des églises gothiques idéales
(au sens des idées platoniciennes, réalités
parfaites, indépendantes de la perception humaine).
D'ailleurs, en vous entendant rapprocher ces
travaux du dessin, je ne peux m'empêcher d'aborder un autre
sujet que vos photomontages (mais nous y reviendrons). En effet
vos propos me font penser à un autre de vos travaux, à
savoir la conception d'une cathédrale gothique parfaite,
que l'on a pu entrevoir lors de
l'exposition qui vous a été consacrée il y
a quelques à l'occasion du festival d'Angoulême,
ainsi que dans Nu Men.
Le gothique représente-t-il pour vous un idéal artistique
?
Le mot "parfait" me gêne quelque
peu, tout de même. Ce n'est pas exactement mon intention...
Je ne prétends nulle part à la perfection ni même
à "une" perfection. Le terme "idéal"
est plus juste, évidemment... Mais, là aussi, sans
aucune intention totalitaire d'imposer cet idéal à
qui que ce soit. Abadie ou Viollet-Le-Duc avaient aussi des conceptions
"idéales" du gothique... Et leur idéal (ou
leurs idéaux) ne me conviennent pas. Or, eux, ont eu le pouvoir
entre les mains d'imposer cette vision dans la chair même
des bâtiments dont ils ont eu la charge. Je n'ai ni ce pouvoir
(je ne suis pas architecte) ni l'ambition de ce pouvoir. Certes,
s'il m'était donné, dans un monde "idéal",
de pouvoir mener à bien mes expérimentations architecturales,
je sauterais dessus... Mais, bien que je sois en-dessous du talent
d'un Schuiten, par exemple (qui est architecte lui-même),
ma, mes conceptions "idéales" de l'architecture
et de l'architecture gothique restent bien dans le cadre du dessin,
voire de la bande dessinée.
Je m'inscris ici sans aucun doute dans la tradition
picturale romantique qui réinvestit le gothique de ses propres
concepts et idéaux, forcément discutables (qu'est-ce
qui ne l'est pas ?) mais néanmoins légitimes, dans
une démarche plastique qui est le propre du travail d'un
artiste ou d'un auteur (mon cas, le cas de Schuiten).
Ceci étant, pour revenir un moment à
la photographie avant de répondre à la question du
dessin, ma conception "idéale" des cathédrales
photographiées restent moins celle des bâtiments (des
objets, des modèles) que celle de leur perception.
L'angle de vue adopté (la frontalité),
la lumière dont je parlais, le redressement des verticales
pour rapprocher l'image photographique de l'étude ou du carton
servant de modèle préliminaire à l'élévation
de l'édifice, tout ceci montre davantage une conception "idéale"
de la perception (donc du sujet observant) que de l'objet perçu
(observé).
Ainsi, le processus de mes photomontages expose
une vision. Ils parlent bien plus de MON angle de vue, de ma perception,
de ma conception d'une certaine perception (théâtrale
- le "point de vue du Prince", par exemple) que des objets
eux-mêmes perçus, dessinés ou photographiés.
Ces photomontages seraient presque à rapprocher
du photomaton, de la photo d'identité. Et c'est là
que je rejoins le dessin. Car j'aime, dans la représentation
même des gens, d'autrui, la même frontalité un
peu froide, un peu policière ou médicale. C'est l'idée
même de l'objectivité. Non pas comme prétention
de donner l'objet dans sa vérité nue, unique, unilatérale
et indiscutable (nous savons que celle-ci est impossible, inexistante,
fictive et même non-souhaitable) mais comme l'épure
même de la subjectivité de tout son pathos et toute
attache émotionnelle, affective.
C'est un peu comme si j'arrivais à faire
rentrer les cathédrales dans un photomaton pour dresser leur
portrait "légal".
Mais, plus simplement, comme je le disais plus
haut, je rapproche simplement l'image réelle du bâtiment
de son dessin préliminaire, du carton dressé pour
son étude finale.
En ceci, l'idée n'est pas de faire correspondre
le bâtiment réel à son idéal (quoique,
dans le cadre de Cologne, j'ai corrigé l'échafaudage
disgracieux qui en défigurait un des angles de la tour nord...
mais la symétrie du bâtiment lui-même m'a permis
ce "copié-collé", et Cologne est elle-même
une cathédrale conçue comme "idéale"
par ses concepteurs initiaux...) mais de donner une perception "idéale"
de sa réalité hic et nunc.
Pour
revenir à Saint-Pierre d'Urstaadt, "ma" cathédrale
"idéale", nous sommes bien dans la démarche
inverse, du moins une démarche plus proche de celle de Viollet-le-Duc
: donner une vision "idéale" d'un gothique fantasmé.
C'est aussi pour cela qu'elle intervient dans Nu-Men
(et elle devait apparaître dans sa gloire au 3e tome...),
mais précisément dans une autre dimension que la nôtre,
une dimension plus proche du monde des idées platoniciennes,
en effet, coincé quelque part entre le monde du rêve
(de Sandman ou du Docteur d'Authority...) et celui
des dimensions enroulées sur elle-même que nous proposent
certaines théories scientifiques...
Vos photomontages ne concernent cependant pas
uniquement des églises gothiques. Vous semblez beaucoup apprécier
également le quartier de La Défense et en particulier
la Grande Arche. Rien ne trouve grâce à vos yeux entre
le gothique et l'architecture contemporaine ? Et au sein de celle-ci,
que vous semblez apprécier et que vous dessinez avec brio
(cf. Nu Men encore), pourquoi vous focalisez-vous ainsi sur ce quartier
en particulier ?
Ah. Là, je crains de ne pouvoir vous répondre
vraiment...
Il est vrai que j'aime le gothique (large, du premier
gothique au gothique le plus tardif) et beaucoup l'architecture
contemporaine (large également, puisque l'on peut reculer
jusqu'aux fifties)...
Cela ne veut pas dire que je n'aime pas toute autre
architecture... loin de là.
Il est vrai que, concernant l'architecture religieuse
(chrétienne), j'ai du mal à aimer au-delà du
gothique tardif. Les églises baroques, par exemple, me semblent
toujours ressembler trop à des bibelots. Et les églises
classiques m'intéressent peu. Ces histoires de "temples
de la raison" ont fait perdre aux bâtiments religieux
leur dimension mystique... mais ceci est un avis très personnels.
Je pourrais aimer l'antiquité mais, comme
c'est l'essentiel de l'inspiration du classicisme, pour les mêmes
raisons, j'ai un peu de mal avec l'architecture antique...
Mais, ne nous trompons pas, je parle de tout cela
comme possible modèles photographiques, évidemment,
entrant dans le processus que j'ai décrit. D'un point de
vue strictement esthète, je pense que j'aime à peu
près TOUT, tous les paysages urbains, tous les paysages.
'ai quand même de nombreux photomontages
de paysages de montagnes, même s'ils n'obéissent pas
aux mêmes principes de "frontalité" (j'y
cherche davantage la lumière, les contrastes de formes, de
matières...).
On pourrait me reprocher de ne pas aimer le Roman.
Ce qui est faux. J'ai quelques images d'édifices romans.
Si je les affectionne moins, c'est pour les raisons évoquées
: ils précèdent cette manifestation ultime de la planéité,
dont le gothique me semble le dernier éclat (avant l'invention
de la perspective).
Mais, surtout, vivant dans une région où
le Roman est roi (sans jeux de mots avec un certain livre de Renaud
Camus...), j'avoue que j'en ai pas mal "soupé".
Je baigne dans le Roman à longueur de journée.
Et il existe une sorte de préciosité d'esthète
qui consiste à trouver le Roman plus subtil que le gothique,
plus "authentique", plus mystique... et de voir dans le
gothique un art vulgaire, de propagande, un truc ampoulé
d'ingénieurs (au mieux) où de petits tyrans ecclésiastiques.
Un peu comme le conflit Wagner/Verdi, Beatles/Rolling Stone, Hergé/Franquin,
Star Wars/Star Trek...
Musique symphonique vs. musique de chambre...
Pornographie/érotisme... Et comme je garde
un esprit rebelle, je vais toujours à l'opposé de
ce qu'on m'impose d'aimer pour des raisons que je trouve fallacieuses.
C'est bien le geste d'ingénieur qui me touche dans le gothique
(plus que la "propagande" ou l'assise d'un pouvoir délirant)
et j'ai toujours eu une préférence pour ce qui est
ultime, tardif, fin de... plutôt que primitif, originaire,
principiel. J'aime ce qui est au bord de l'effondrement, post-,
terminal, d'où mon amour pour la tragique cathédrale
de Beauvais, par exemple, qui, bien qu'elle tienne vaillamment debout,
est une cathédrale de l'échec, l'Icare de l'architecture
gothique, écroulée deux fois, inachevée, trop
grande, trop grosse...
Là aussi, ma réponse est moins rigoureuse,
plus émotionnelle, affective, que mon dispositif esthétique.
Mais bon, je n'en ai pas d'autres.
Et
dans l'architecture moderne, pourquoi cet attrait pour le quartier
de La Défense en particulier ?
Honnêtement, je n'ai pas l'impression d'être
particulièrement attiré par la Défense plus
qu'un autre quartier. Il se trouve que c'est celui que je fréquente
le plus souvent quand je voyage (je vais régulièrement
à Paris).
Inversement, j'ai été très
attiré par le quartier des Confluences et le musée
du même nom (en cours de finition) à Lyon. Je n'ai
simplement pas fait de photomontage de ce lieu [après vérification,
au moins un photomontage, disponible sur ce site, a été
réalisé], plutôt des dessins, curieusement.
Et, notamment, un très grand dessin, en me positionnant en
dessous de la six voies, seul endroit qui me permettait d'être
assis pour dessiner pendant de longues heures.
Il se trouve que j'aimerais bien connaître
d'autres quartiers, lieux, avec des architectures contemporaines
remarquables mais je n'ai pas eu trop l'occasion. De surcroît,
j'ai toujours cru noter qu'il existait une iconographie existante
sur l'architecture contemporaine curieusement plus nourrie que les
églises que je prends en photo.
Taschen possède une collection "Architecture
Now" qui est très large.
Cet entretien a été réalisé
par messagerie électronique entre le 26 avril et le 1er mai
2014.
Toutes les images sont © Fabrice
Neaud
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